Interview. Chrysostome Nkoumbi-Samba : « La machine à voter est une grande première pour l’Afrique »

Mardi 21 Août 2018 - 17:45

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L'actualité politique en République démocratique du Congo (RDC) coïncide avec les fondements de la thèse et du projet de Chrysostome Nkoumbi-Samba sur la confiance et la sécurité dans le vote électronique. Au détour d’un entretien avec Le Courrier de Kinshasa, cet expert des nouvelles technologies de l'information et de la communication constate que le rendez-vous électoral du 23 décembre voulu par la Commission électorale nationale indépendante (Céni) est une grande première en Afrique.

Le Courrier de Kinshasa (L.C.K.) : Comment expliquer la volonté de la Céni de mettre en place des machines à voter pour l’élection du nouveau président en RDC ?

Chrysostome Nkoumbi-Samba (C.N.S.) : C’est une réelle opportunité de réaliser le saut technologique sur proposition de la Céni en vue de l’organisation des élections du 23 décembre prochain. Après deux reports, le pays est plongé dans une crise de laquelle il faut bien sortir en capitalisant sur les erreurs ou les manquements constatés lors des précédentes tentatives de consultation. Il est temps de permettre la relance de la machine économique qui pourrait s'appuyer sur le levier formidable que représente la transformation digitale. La décision du président Joseph Kabila de ne pas se présenter démontre une volonté forte de rupture avec le mode de gouvernance du passé. Elle projette désormais le pays vers un futur qui, une fois de plus, ne se fera pas sans le digital, de l’avis de tous les analystes. Vu sous cet angle, la RDC, comme l'ensemble de l'Afrique, n'a ni excuses ni le droit de rater ce rendez-vous avec l'histoire. A mon sens, la décision de la Céni démontre une vision indispensable pour la RDC du XXIe siècle. Celle-ci a le mérite de placer la question de l'apport du numérique au cœur du débat : « Quelle place et quel rôle pour le numérique pour la RDC du XXIe siècle ? ». De toute évidence, les électeurs congolais à l'horizon 2030 seront les jeunes d’aujourd’hui qui auront atteint l'âge de la majorité en phase avec un appareil digital dans leur environnement immédiat. Comprendront-ils qu'on ne puisse pas organiser des élections du fait des difficultés récurrentes depuis les années d’indépendance ? Toutefois, il faut reconnaître que les enjeux sont énormes à l'image des défis.

L.C.K. : La RDC possède-t-elle, à ce jour, les infrastructures adéquates pour introduire ce processus ?

C.N.S. : En l'espace de six mois, il est prévu de réaliser le déploiement des machines sur un territoire quatre-vingts fois plus grand que la Belgique, d’assurer le cadre de confiance et de sécurité autour de l'opportunité d'utilisation des machines qui, rappelons-le, ne sont que des outils dont l'utilisation doit être encadrée afin d'éviter les dérives. A ce jour, et aux dires de son président, la Céni s'emploie à mettre en place les infrastructures nécessaires. Le défi technique est énorme mais pas insurmontable. Mais au-delà des infrastructures techniques et physiques, il s'agit de s'atteler et de s'interroger sur le devenir de l'humain face aux évolutions mondiales de la technologie et de sa place au cœur de cette transformation voulue. L'acceptation de la machine à voter, donc du nouveau processus, nécessite un changement radical dans la manière d’être et de penser. C’est presque un cadeau du ciel de pouvoir échanger véritablement et de manière systémique pour ne plus reproduire les schémas du passé tant dans les difficultés jusqu'ici constatées, ses conséquences et ses opportunités. C’est l’occasion de faire un état des lieux des connaissances en vue de la mise en place de l'ensemble des structures et infrastructures dans la réussite de son plan de développement numérique.

L.C.K.: Les premières expériences en France et en Belgique se sont soldées par un constat de manque de fiabilité. Comment admettre ce risque avec le nouveau processus envisagé dans un tel pays africain ?

C.N.S. : L'étude de l'évolution du mode opératoire du vote montre que cela ne s’est pas toujours fait de manière linéaire. Il est à noter que le vote secret est actuellement considéré comme la seule méthode qui puisse assurer la sincérité des élections. Tel n’a pas toujours été le cas auparavant. Au cours du « long » dix-neuvième siècle, l’adoption du vote secret provoqua un grand débat dans les pays occidentaux. Cette discussion devint globale à travers la comparaison entre les systèmes électoraux. Cette approche transnationale de la réforme, fondée sur des réseaux internationaux de communication plus rapides, est cependant restée dans l’ombre, alors qu’elle est essentielle pour comprendre l’invention et la diffusion à travers le monde de l’« australian ballot  », avec son bulletin officiel imprimé et, surtout, son isoloir. Une innovation d’origine coloniale a ainsi inspiré le renouveau des procédures électorales en Angleterre et aux États-Unis, puis en Belgique et en France. La diffusion du vote secret offre un excellent exemple de circulation des idées et des pratiques. Dans ce cas néanmoins, des spécificités locales ont persisté, faisant ainsi obstacle à l’adoption d’un modèle uniforme. La France est le dernier pays développé à avoir adopté le vote à l'urne et l'isoloir après presque un siècle de discussions au sein de l'Assemblée nationale entre les conservateurs qui considéraient que ce mode était dangereux afin de conserver leur main mise sur les électeurs et les réformateurs. L’utilisation du vote électronique a engendré de nombreuses interrogations justifiant la mise en examen de la situation au sein de plusieurs pays européens qui ont commencé leur expérience à plus ou moins grande échelle, à l’exemple de  l'Allemagne, l'Angleterre et le pays de Galles, la Belgique, l'Espagne, l'Irlande, l'Italie, les Pays-Bas, le Portugal et la Suisse, où les expériences ont toutes été arrêtées. Bien que le vote électronique n’arrive pas à répondre de façon satisfaisante aux besoins électoraux de pays comme la France, les États-Unis ou bien d’autres encore, il présente bien des avantages, encore plus aujourd'hui avec la grande révolution technologique, étant entendu que, pendant que les politiques, pour des considérations électoralistes, s'échauffent sur la dangerosité des machines, la technologie a réalisé des bonds spectaculaires en terme de maturité et de fiabilité à tel point qu'aujourd'hui, les grands risques dans le processus électoral ne sont plus les machines à voter mais davantage les manipulations et la non prise en compte des contraintes de sécurité comme  l’ont démontré les dernières élections américaines et françaises. La RDC, en optant pour les machines à voter, ouvre le champ des possibilités de la transformation numérique indispensable pour les sociétés africaines et pourrait très bien s'inspirer de l'ensemble des expériences des pays européens car, in fine, il s'agit de la transformation digitale des sociétés dont il est question. Il n'est pas exclu, dans l'avenir, que les grandes entreprises du numérique proposent leur modèle de vote en l'absence d'alternative gouvernementale, exacerbée par l'incapacité à organiser des élections, exposant ainsi le pays et l'Afrique à une perte de leur souveraineté, à un moment où l'on parle d'économie numérique, donc de l'économie de la donnée, dont la richesse représente bien plus que ce dont regorge le sous-sol africain ; une prise de conscience était nécessaire.

L.C.K. : Ce processus, une fois instauré, ira-t-il au-delà de cette consultation présidentielle ?

C.N.S. : Ce n'est pas un conseil ni une exclusivité mais une évidence : le processus électoral est continu et permanent, il devrait obéir à une stratégie d'amélioration continue de l'ensemble de ses composantes, offrant ainsi des potentialités économiques colossales au sein de son écosystème. En réussissant son pari d'organisation du vote à partir des machines à voter, la RDC sera non seulement pionnière mais aussi leader en Afrique à l'image de l'Estonie, petit pays d'Europe, dont le modèle de transformation numérique est unique et exceptionnel. Le processus électoral évolue en même temps que l'évolution sociologique des sociétés. Ainsi, par exemple, la fixation de l'âge de la majorité à 18 ans n'est pas le fruit d'un hasard mais bien d'un acte politique, à une période où les esprits n'étaient pas préparés mais il fallait une réponse politique à la contestation de la révolte de mai 1968 ; le président français, Giscard d'Estaing, en avait fait sa promesse de campagne et l'a imposé en 1974, aussitôt juste après son élection. La RDC, en particulier, et l'Afrique, en général, non seulement attirent les convoitises avec leur grand potentiel de développement en terme d'évolution de la population mais peinent à organiser les élections, donc à mettre en place des Hommes et des Femmes qui doivent conduire la destinée des pays. La transformation numérique, donc les machines à voter, représentent une chance inouïe et un point de rupture en vue d'un futur souhaitable. Ce processus dans ce sens est indissociable avec le développement économique de la RDC.

L.C.K. : Quelles chances de réussite accordez-vous à cette première en Afrique ?

C.N.S. : La réussite de cette première tiendrait, pour beaucoup, aux capacités de l'ensemble des parties prenantes à mettre en avant l'intérêt national, à s'accorder sur les exigences nécessaires et indispensables à l'organisation et à l'utilisation des machines, non pas comme finalité mais plus comme levier dans la mesure où la technologie n'a de sens que si elle permet aux hommes d'objectiver pour un changement en profondeur. La volonté politique y est, de mon point de vue, avec la décision du président Joseph Kabila de ne pas se présenter, resterait donc le consensus des principaux leaders dans l'intérêt du développement. La RDC a rendez-vous avec l'histoire pour sa transformation numérique et, avec elle, l'espoir d'une jeunesse africaine qui, d'ici à 2030, devra vivre dans un monde globalisé sans frontières et complètement digitalisé ; elle peut compter sur l'expertise nationale, africaine et internationale pour s'affranchir des contraintes et difficultés à l'image du réseau afrik@cybersecurité que je préside, dont l'ADN consiste dans l'accompagnement des institutions vers une transformation numérique maîtrisée car finalement, comme le disait Jean Monnet : "Rien n'est possible sans les hommes mais rien n'est durable sans les institutions", il ne s'agit pas seulement de technique mais d'accompagnement du changement selon les standards internationalement reconnus.

Propos recueillis par Marie Alfred Ngoma

Légendes et crédits photo : 

Chrysostome Nkoumbi-Samba

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