Interview. Gisèle Mudiay : « L’intelligence collective des femmes congolaises vaut son pesant d’or»

Lundi 19 Août 2019 - 17:17

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Gisèle Mudiay est fondatrice de l'association "Ensemble A5" dédiée à l'encadrement de jeunes filles congolaises. Au mois de juillet, 10 jeunes filles encadrées par l'association, âgées de 12 à16 ans, ont reçu leurs diplômes des mains de la première dame de la RDC, après avoir suivi un atelier sur les STEM( science, technology, engineering and mathematics) animé par Dr Sandrine Mubenga dans le cadre de son programme STEM DRC Initiative. 

Le Courrier de Kinshasa: Quel est le point de départ de l'association «  Ensemble A5 »  ? Qu'est-ce qui a motivé sa création ?

Gisèle Mudiay : Le quotidien autour de moi, la frustration. Ces jeunes filles qui souvent me demandent comment j’ai fait pour y arriver. Dans un pays où la déchéance de la société, l’inversion des valeurs, des mœurs, la misère vous agressent chaque jour, on finit par réaliser que le privilège d’avoir eu des parents comme les miens et une éducation me donnent aussi des devoirs et des obligations pour notre société pour notre pays et qu’il ne faut pas attendre que l’état ou l’Europe vienne le faire. Un genre de CSR pour individu.

Avec l’âge, on a tendance à revisiter son but, sa vision et ses priorités pour la vie, et ils ont tendance à progresser au-delà de soi- même. Pour moi, il s’est agi de l’accompagnement de ces jeunes filles et femmes que l’on voit en mode de survie continuelle, pour le meilleur avenir possible pour elles. Cela commence par les éduquer pour qu’elles sachent faire les bons choix.

LCK : Quelle est la particularité de cette association par rapport à celles qui existent déjà ?

GM : Le programme de mentorat a été taillé sur mesure pour s’assurer que les femmes, à qui nous avions demandé de nous rejoindre comme mentors, ne seraient pas perturbées dans leurs emplois du temps. Si on en fait une contrainte, cela deviendrait difficile pour elles de suivre.

Nous demandions à chacune de choisir quatre filles (une du niveau primaire, une du niveau secondaire, une du niveau supérieur/ universitaire et une, ayant moins de 3 ans d’expérience professionnelle) parce que les parents sont plus en confiance s’ils connaissent la personne. Donc, ils ne s’inquiétent pas de voir leurs filles passer une journée entière avec une dame qui dit vouloir les encadrer. Ces filles doivent être issues de famille démunies et nous leur parlons comme on parle à nos propres filles. Nous leur prodiguons des conseils sur des choses rudimentaires et importantes pour nous mais malheureusement ignorées par elles. Nous, les femmes congolaises, sommes souvent critiquées d’être parmi les plus egocentriques du continent et ayant peu d’union entre nous. Je voulais donc absolument associer le plus de femmes possible afin de démontrer que nous sommes en mesure d’œuvrer positivement pour le bien de notre société. L’intelligence collective des femmes congolaises vaut son pesant d’or.

LCK : Quelles sont les activités que vous organisez dans le cadre de cette association  ?

GM : Une fois par mois, nous tenons notre réunion. Avec le changement conseillé par les experts, vu la sensibilité de certains sujets et la délicatesse avec laquelle il faut s’adresser aux jeunes filles, nous avons une vingtaine de mentors internes qui, elles, ont suivi la formation pour couvrir ces sujets-clés. Et nos grandes dames mentors sont invitées par groupe de cinq pour parler de leurs parcours professionnels et, bien sûr, donner des conseils sur la ligne de conduite  ; les attitudes  ; le respect  ; la discipline  ; la morale  ; l’éthique  ; la persévérance et beaucoup d’autres secrets de leurs réussites.

Au mois de juin, nous avons eu une excellente opportunité offerte par Dr Sandrine Mubenga et son STEMDRC initiative pour la formation de dix de nos filles âgées entre 12 et 16 ans. La remise de diplômes faites par la première dame était une expérience hors du commun et très encourageante pour nos filles.

 

LCK : Votre objectif principal est la «déféminisation de la pauvreté ». Pensez-vous que la pauvreté, principalement en RDC, est une question liée au genre ?

GM : Sur 3,5 milliards de pauvres dans le monde, la majorité sont des femmes. Il a été démontré partout au monde qu’elles sont les plus touchées par la pauvreté et qu’il y a une tendance à l’accroissement et à la transmission à leurs enfants dans les ménages ayant des femmes à leurs têtes, d’où l’expression «  féminisation de la pauvreté  » qui est utilisée par les Nations unies. L’ampleur du phénomène de la pauvreté en RDC est immense :70 % vivent sous le seuil national de pauvreté en milieu urbain contre 90 % en milieu rural.  Aucun des objectifs de développement durable ne peut être atteint sans l’égalité des genres. En RDC, nous sommes au bas de la liste. Nos prioprités se trouvent donc dans l’éducation où 2/3 des filles sont analphabètes. Mandela l’a bien dit : “L’Education est l’arme la plus puissante pour changer le monde”.

LCK : De quelle manière comptez-vous opérer cette «déféminisation de la pauvreté ?»

GM : EA5 insiste sur l’importance des études afin qu’il n’y ait aucun doute dans la tête de ces filles que la condition sine qua non pour elles d'avoir une vie meilleure est de faire des études. Ainsi, aucune ne sera tentée de se marier et d’avoir des enfants avant qu’elle n’ait eu, au minimum, un certificat d’études. Et chacune se battra avec les moyens qu’elle a pour échapper au mariage précoce ou encore à une grossesse précoce. Nous inculquons l’importance des études aux jeunes filles et à leurs mères qui souvent croient encore que le mariage est l’unique solution. Dans EA5, nous avons qurante-cinq jeunes femmes qui se sont séparées d’avec leurs maris pour les raisons les plus farfelues  : enfant né avec malformation, belle-famille n’acceptant pas la tribu ou encore incapacité à enfanter un fils après trois, quatre ou cinq grossesses, avant d'être finalement abandonnées pour une plus jeune. Et elles ne savent ni lire ni écrire et sont incapables de satisfaire leurs besoins biologiques, sociaux et culturels minimaux.

 

LCK : Quels sont les messages que vous adressez ou les conseils que vous donnez dans vos programmes de mentorat  ?

GM : Aux dames mentors, j’ai demandé, dès le départ, de pouvoir parler à ces enfants comme on parle à nos propres filles. On insiste sur l’importance des études, du travail et de l’initiative pour le leadership de projet qui peuvent avoir un impact positif sur leur environnement. On leur parle de savoir vivre et de savoir être. On converse sur l’estime de soi, la confiance et la dignité qu'elles doivent avoir pour elles-mêmes. Pour le mois de mai 2019, nous avons reçu la directrice générale de SN Bruxelles avec deux dames de son équipe qui ont parlé de leurs parcours respectifs et expliqué aux filles la discipline, les qualités et la persévérance dont elles ont fait preuve pour arriver où elles sont aujourd’hui.

 

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LCK : Quels sont vos projets pour l'association ?

GM : Les déficits économiques annuelles attribuables au fait que les filles ne bénéficient pas du même niveau d’éducation que les garçons. Des statistiques ont même prouvé qu’une seule année supplémentaire d’enseignement primaire accroît le revenu de 10 à 20 pour cent et jusqu’à 25 pour cent pour le niveau de l’enseignement secondaire. Le coût de tout ceci est énorme. Mes projets pour l’avenir sont, en majeure partie, liés à cet effet : améliorer les conditions de vie de la jeune fille, «  déféminiser  » la pauvreté et autonomiser la femme congolaise afin de contribuer à la croissance économique.

 

 

Patrick Ndungidi

Légendes et crédits photo : 

Photo1 Gisèle Mudiay Photos 2,3,4 remise de diplômes aux jeunes filles encadrées par l'association Photos 5,6,7 des activités de l'association

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