Interview. Mireille Kahatwa : « Les enjeux et défis dans le secteur judiciaire congolais sont liés à l’accès à la justice »

Samedi 27 Juin 2020 - 14:29

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Avocate au barreau de Goma depuis novembre 2005, Mireille Kahatwa Amani est consultante au sein de l’Association du barreau américain (ABA) en RDC. Elle figure dans le documentaire "The Prosecutors" pour son travail de lutte contre les violences sexuelles en République démocratique du Congo. Mireille Kahatwa a pris part à plusieurs procès pour viol de masse et autres cas d'atrocités de masse.

Le Courrier de Kinshasa : Vous êtes directrice de projet au sein de l'Association du barreau américain de la RDC ? En quoi consistent les activités de cette structure et votre travail ?

Mireille Kahatwa: ABA est un programme de développement international qui promeut l’État de droit aux travers de collaborations avec des partenaires nationaux pour la mise en place d’institutions solides et de sociétés qui, à travers une bonne administration de la justice, favorisent le développement économique et le respect de la dignité humaine.

Mon travail est d’abord un travail de management. En tant que directrice de projet, je gère les activités du projet qui m’est confié, je gère le staff du projet (avocats, staff de support : logistique, finance), je gère les partenaires du projet (police, parquet, juridictions, hautes autorités judiciaires au niveau national et dans les provinces, organisations de la société civile, …) et je gère le budget du projet. En tant qu’avocate, je donne des orientations aux avocats du projet sur les questions d’accompagnement juridique et judiciaire des victimes sur les questions de redevabilité des acteurs judiciaires, des auteurs des crimes et j’assiste les victimes à tous les niveaux de la procédure en justice, de la police, jusqu’à l’exécution des décisions judiciaires.

LCK: En 2019, vous avez obtenu une condamnation historique dans un tribunal en RDC dans le procès Habarugira ? Pourriez-vous nous rappeler en quoi consistait ce procès?

MK: Le Seigneur de guerre Habarugira Ngangira, lieutenant- colonel des Forces armées congolaise, a créé un groupe armé dénommé « Nyatura» pour «  protéger  » sa tribu, maltraitée par un autre groupe armé « Raiya Mutomboki » créé par une autre tribu du territoire de Masisi. Pendant plusieurs années, ce groupe armé a semé troubles et désolation dans une grande partie du territoire de Masisi, dans le Nord Kivu. Enrôlement d’enfants, pillage, viol, esclavage sexuel … constituent les formes de souffrance infligées aux enfants, femmes et hommes de ce territoire. L’arrestation du chef de ce groupe armé, en 7 août 2014, fut l’acte déclencheur d’espoir pour les populations de trouver solution à ce problème grave de justice.

De mars à décembre 2015, des investigations ont eu lieu, cent trente victimes d’enrôlement d’enfants, conscription, viol, esclavage sexuel ont été entendues. Ces victimes étaient assistées par des avocats et soutenues par des psychologues collaborant au programme de l’Association du barreau américain.

Arrêté en 2014, les investigations ayant eu lieu en 2015, le procès Habarugira, a eu lieu du 17 décembre 2018 au 1er février 2019, devant la Cour militaire opérationnelle. Le commencement du procès a été un soulagement pour les victimes, qui désormais savaient que leur voix allait être entendue devant les juges ; pour le système judiciaire, qui voulait en finir avec ce dossier, pour ne pas dire l’«expédier » pour le prévenu, à qui il était donné la possibilité de se défendre.

LCK : Quel a été le déroulement du procès ?

MK: L’instruction du dossier devant la Cour était parsemée de plusieurs difficultés. En effet, il était quasi impossible de faire comparaître les victimes parce que le prévenu a usé de tous les moyens possibles pour intimider celles qui viendraient comparaître. C’est ainsi qu’aucune victime d’esclavage sexuel ne s’était présentée pour soutenir les dépositions faites au moment des investigations. Le prévenu a utilisé des manigances pour faire transformer certaines victimes en témoins à décharge, ce qui n’est pas normal pour une personne victime d’entrer en dénégation de ce qu’elle a soutenu lors des investigations. Aussi cela est-il constitutif de subornation de témoins. La cour militaire opérationnelle a rendu sa décision, en premier et dernier ressort, en date du 1er février 2019, condamnant le prévenu à 15 ans de servitude pénale principale et aux dommages et intérêts à payer aux victimes qui s’étaient constituées parties civiles.

Cette décision est une première de ce genre en ce qui concerne l’enrôlement et la conscription d’enfants en RDC. D’autres juges vont s’y référer lorsqu’ils seront face aux crimes de guerre. L’aboutissement de ce procès est une force, en ce sens que la Cour, pendant l’instruction, devait avoir la souplesse de manier deux lois : le code judiciaire militaire et le Statut de Rome, pendant qu’elle devait écouter les parties, représentées ou assistées par leurs avocats qui, pour ceux du prévenu, assistaient pour la première fois à un procès de crimes internationaux. Aussi la condamnation pour enrôlement et conscription d’enfants est-elle une force, en ce qu’il constitue un exemple et une référence pour un autre procès en cours, le procès dit « Tsheka », qui aussi a comme prévention enrôlement d’enfants en tant que crime de guerre.

A côté de cette force du procès, il faut relever quelques faiblesses, notamment le fait que la Cour a acquitté le prévenu pour crime d’esclavage sexuel alors que des femmes avaient été capturées, parmi lesquelles plusieurs ont des enfants issus de ce crime et que selon la stratégie mise en place par le prévenu, une série de viols fut commise dans le but de contraindre les parents des enfants victimes de viols d’adhérer à l’idéologie du groupe et d’avoir un grand nombre d’enfants de cette tribu pour combattre les autres groupes armés. La condamnation du prévenu à 15 ans est une menace pour la population de Masisi. Ayant déjà purgé 4 ans, il lui reste 11 ans de détention. Cette servitude pénale est trop courte.

LCK : En quoi consistait le procès de Minova ?

MK: Le procès dit « Minova » a personnellement attiré mon attention. C’est un procès de crime de guerre par viol et pillage, devant la Cour militaire opérationnelle, une cour qui ne respecte pas « le double de degré de juridiction », principe pourtant consacré dans la Constitution de la RDC et dans les instruments internationaux ratifiés par la RDC. Au début du procès, pour le compte des parties civiles, nous avons soulevé l’exception d’inconstitutionnalité de cette Cour en ce que l’article 87 du code judiciaire militaire dispose : «Les arrêts rendus par les Cours militaires opérationnelles ne sont susceptibles d’aucun recours ». C’est  ce qui rend cette Cour inconstitutionnelle. Malheureusement, nous avons été déboutés. Le procès s’est poursuivi et, lors de l’arrêt, seul deux militaires de rang inférieur ont été condamnés pour viol en tant qu’infraction de droit commun et quelques autres militaires, de rang inférieur condamnés pour pillage.

Il s’agit ici d’une opinion personnelle : la Cour, devant le fait qu’à Minova, des femmes ont été violées, a préféré ne pas reconnaître qu’il y a eu viol ; la Cour a lancé un message soutenant qu’il n’y a pas eu viol massif à Minova. La justice a rendu un verdict ré-traumatisant des victimes de viol de Minova. J’ai voyagé nuitamment passant par Kigali puis Addis-Abeba pour arriver à Kinshasa, avant l’expiration du délai d’appel pour relever appel devant la Haute Cour militaire de Kinshasa, en date du 10 mai 2014. L’appel fut accepté mais jusque- là nous attendons que l’affaire soit appelée en audience publique.

Après une procédure qui, pour moi, a lancé un message très frustrant aux victimes de Minova, le fait d’accepter de recevoir l’appel au greffe de la Haute Cour fut un succès et une avancée qui, un jour, peut- être rendra espoir aux hommes et femmes de Minova.

LCK: Et le procès Tcheka  ?

MK: Le procès dit « Tcheka » est un procès qui a commencé depuis 2012 devant la Cour militaire opérationnelle. Il a été suspendu tout de suite après le décès d’un de prévenu qui avait été livré par le chef de la milice NDC, Tcheka. Le procès a repris en août 2016 après l’arrestation d’un des prévenus du sobriquet « Lionceau », un FDRL qui,en 2010, avait coalisé avec la milice NDC pour violer et piller, dans le territoire de Walikale. Quelque temps après la reprise d’instance, le chef de la milice, Tcheka, s’est rendu aux forces loyalistes et le procès se poursuivi jusqu’à ce jour.

LCK: Quels sont les enjeux et les défis aujourd'hui dans le secteur judiciaire congolais en général et, spécialement, en ce qui concerne les réparations et les indemnisations dans les crimes de masse ?

MK : Les enjeux et défis dans le secteur judiciaire congolais en général sont liés à l’accès à la justice. Une étude a été menée par ABA, qui a résumé l’accès à la justice en six éléments. A travers six éléments démontrés dans l’étude d'ABA, voici les enjeux et défis dans le secteur de la justice : Le premier défi est lié au cadre légal de la RDC. Ce cadre légal est-il adapté aux réalités de la RDC : réalités nationales et/ou internationales ? Ou de l’autre côté : ces réalités rencontrent-elles le cadre légal ?

Le deuxième défi est lié à la connaissance du cadre légal : les acteurs judiciaires qui disent la loi connaissent- ils le cadre qui existe ? Les conseils des parties connaissent- ils le cadre qui existe ? Ils ne peuvent valablement assister ou conseiller leurs clients s’ils ne connaissent pas le cadre légal. Les victimes et les communautés ont- elles été informées des lois ? Le troisième défi est lié à l’accès à un conseil ou à une représentation. Les membres des communautés accèdent-ils aux conseils ? La plupart des victimes vivent dans de zones reculées où généralement il n’y a pas de cabinet d’avocats, il n’y a pas de services disponibles. Hormis les organisations qui opérationnalisent des cliniques juridiques, les cabinets d’avocats ont du mal à s’installer dans des milieux où il n’y a même pas de représentation d’un parquet ou d’une juridiction.

Le quatrième enjeu est lié à l’accès aux institutions. La procédure commence généralement par les investigations. Dès cette étape, jusqu’au procès, est- ce que les institutions sont abordables ? La procédure est- elle commandée par une certaine célérité ? Ces institutions n’intimident- elles pas les victimes ?

Il s’agit ici, encore une fois, d’une question de protection et de sécurité des victimes. Entre aussi en ligne de compte le principe de « do no harm » Déjà, en dehors de grandes villes, il n’existe que sur papier l’installation des parquets et tribunaux. En dehors de postes de police dont regorgent en leur sein des officiers de police judiciaire mal formés, les membres de communautés n’ont pas d’accès aux magistrats pour mener des enquêtes et aux juridictions pour trancher leurs affaires. Pour cela, les membres des communautés doivent parcourir de longs trajets, bravant insécurité et mauvaises conditions de voyage, pour arriver dans de grandes villes et rencontrer un magistrat qui ne va peut- être pas instruire rapidement l’affaire, qui va intimider le pauvre membre de la communauté.

Le cinquième enjeu est lié à une procédure juste et équitable. Les justiciables (parties civiles, prévenus) ont-ils la possibilité de présenter leurs arguments et preuves en toute liberté ? N’y a- t- il pas trafic d’influence ? Souvent, lorsqu’il s’agit des victimes de violences sexuelles, l’on sent dans le chef des juges une sorte de banalisation et même de normalité. Les juges ne comprennent souvent pas l’ampleur, la gravité des faits.

Le sixième enjeu est lié à l’exécution des décisions judiciaires. Les décisions rendues par les juridictions sont- elles exécutables/exécutées ? En RDC, la procédure d’exécution commande que la partie qui a gagné le procès puisse payer des droits proportionnels pour que l’exécution commence. Dès lors, il est difficile, pour plusieurs victimes, de se procurer de fonds pour payer ces droits. Après analyse rapide des éléments de l’accès à la justice, il est à constater que le secteur de la justice fait face à plusieurs défis et enjeux, particulièrement en ce qui concerne les réparations que ce soit après une condamnation de droit commun ou pour crime de masse.

 

 

 

 

Patrick Ndungidi

Légendes et crédits photo : 

Me Mireille Kahatwa Aamani

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