Interview. Nicolas Normand : « Je plaide pour un universalisme avec une sensibilité africaine »

Lundi 18 Février 2019 - 10:30

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Après plusieurs années de diplomatie en Afrique, l'auteur de "Le Grand livre de l'Afrique", un ouvrage de deux cent quarante pages préfacé par Eric Orsena et paru aux Editions Eyrolles, dresse un panorama complet de la réalité du continent. Les Dépêches de Brazzaville l'ont interrogé sur ses motivations, l’évocation successive des questions politiques, économiques et culturelles, sans occulter les sujets d'actualité du terrorisme, de la pauvreté et de l'aide au développement.

Nicolas NormandLes Dépêches de Brazzaville (L.D.B.) : Vous avez un profil à casquettes multiples vis-à-vis de l’Afrique. Laquelle a pris le dessus pour vous enjoindre à peindre le panorama de ce continent en deux cent quarante pages ?

Nicolas Normand (N.N.) : J’ai voulu faire un travail de décryptage car, bien souvent en Afrique, les sociétés, et parfois même les institutions, ne sont pas ce qu’elles paraissent être. Je me suis efforcé d’apporter des réponses à toutes les questions que l’on peut se poser sur l’Afrique. La première d’entre elles a été "pourquoi la pauvreté, d’où vient-elle?". Selon moi, il existe un ensemble de causes, certaines liées à la fatalité de la géographie et de l’histoire, d’autres dues aux décisions individuelles et collectives des Africains, aux institutions, à la culture, d’autres enfin liées à un accroissement trop rapide de la population pour que l’éducation et les créations d’emplois puissent y faire face. S’agissant des freins d’ordre culturel, par exemple, il faut distinguer, à la base, le poids de certaines traditions (souvent des valeurs « du cœur », mais qui sont moins favorables à l’individualisme, à l’innovation et à la prise de risques qu’exige désormais l’économie moderne) et, au niveau de certains intellectuels, un rejet idéologique du développement, considéré comme une nouvelle injonction des Blancs, une ruse de l’impérialisme. Je plaide pour un universalisme avec une sensibilité africaine, pour l’intérêt de tirer profit du modèle des réussites économiques hors d’Afrique, en Asie, par exemple, sans préjugé et tout en préservant ses racines et donc certaines valeurs africaines, à sélectionner.

L.D.B. : De cette sensibilité, comment avez-vous abordé les questionnements à propos de ces freins ?

N.N. : L’Afrique est en pleine mutation. Il est nécessaire, bien au-delà des expériences diplomatiques, de tirer profit des travaux des anthropologues et sociologues qui ont étudié plus en profondeur les sociétés africaines, notamment les transformations constantes au contact des autre cultures. Il faut aussi analyser les évolutions politiques et sécuritaires. On constate, par exemple, que les guerres ne cessent en réalité de diminuer en Afrique, mais qu’elles subsistent sous de nouvelles formes. Cela s’explique par la fragilité des États, comme en République démocratique du Congo (RDC), en Centrafrique, au Soudan du Sud, au Sahel et en Somalie. Dans les zones périphériques mal contrôlées par l’État, où son monopole de la force légitime ne s’impose pas, où l’État n’assure pas non plus de services en faveur de la population, des groupes armés éclosent, voire pullulent. Ils expriment des motivations économiques (exploiter eux-mêmes les richesses locales) ou bien des ressentiments ou encore des ambitions politiques (séparatisme, conquête du pouvoir) ou idéologiques et religieuses (djihadisme, par exemple). Dans un domaine plus pacifique et social, il faut aussi expliquer, comme je le fais dans mon livre, l’éclosion de nombreuses et nouvelles églises indépendantes (les églises afro-chrétiennes). Certaines dérivent du courant évangélique et pentecôtiste, d’autres de néo-prophètes « freelance », mais toutes répondent à une demande sociale précise. Un phénomène symétrique s’observe en Afrique musulmane. L’Islam y est confronté avec le rapport à la modernité, à la politique, à ses réformes religieuses internes (la vague salafiste) et au défi de l’extrémisme violent incarné par le djihadisme. De nouvelles confréries soufies sont aussi apparues localement.

L.D.B. : A vous entendre, le continent africain manque d’autonomie d’où sa dépendance permanente à l’aide. Comment analysez-vous cette assistance pour aboutir à l’émergence ?

N.N. : Je décris l’aide avec ses côtés pervers. Elle est souvent à la fois intrusive, déresponsabilisante et déligitimante pour les pays « bénéficiaires ». En outre, elle est désordonnée car les bailleurs de fonds ne parviennent pas à se coordonner entre eux. Ils essayent enfin de traiter des symptômes sans se soucier des causes. De mon point de vue, pour les pays émergents, la fiscalité et les investissements étrangers peuvent être une alternative à l’aide au développement. Et cette dernière devrait bien davantage essayer de « sauver » les États les plus fragiles, en aidant leurs services fiscaux, leur justice, leur police, etc. Pour les pays les plus pauvres, l’aide des ONG est parfois toxique car elle déresponsabilise et délégitime les gouvernements. A mon sens, il faut traiter les racines du mal qui sont au cœur des États dont les institutions et fonctions régaliennes sont trop fragiles, souvent en raison même de leur manque d’ancienneté. Un autre problème que l’aide ne peut pas traiter est la clôture des élites sur elles-mêmes, l’accaparement par un clan, etc. Une difficulté est enfin que les bailleurs ne veulent généralement pas aider la police ou l’armée. Il faudrait aussi appuyer bien davantage l’éducation car il n’y a pas de développement sans éducation. Dans beaucoup de pays africains, il y a un déficit grave à ce niveau.

L.D.B. : A propos du système monétaire, le franc CFA est sur la sellette. Que proposez-vous ?

N.N. : Le fait que les pays africains aient confié cette fonction régalienne à un pays étranger qui, de plus, est l’ancien colonisateur, est gênant politiquement et symboliquement. Donc je comprends que d’assez nombreux Africains cherchent à sortir de ce système. Je pense personnellement qu’il est nécessaire de couper ce cordon ombilical. Mais je voudrais souligner que les autorités françaises ne contraignent pas les pays à rester dans la zone Franc. On pourrait reformer le franc CFA tout en gardant le meilleur de la zone monétaire commune, par exemple en mettant les réserves de change indispensables à la Banque centrale européenne (au lieu de la Banque de France) et changer l’appellation. Il y a, de ce point de vue, des réflexions à mener.

L.D.B. : Comment interprétez-vous l’issue des élections du 30 décembre dernier de la RDC ?

N.N. : Ce n’est pas un processus parfait selon pas mal de réactions internationales au moment de la proclamation des résultats. Mais le souci de la stabilité a primé sur la vérification des faits. Cela illustre que la politique est l’art du possible, à distinguer souvent de l’idéal. Cela étant, l’essentiel est d’avoir une alternance politique, une fidélité aussi à l’engagement du président Kabila de respecter la Constitution et enfin la paix civile. Il faut désormais souhaiter le succès au président Félix Tshisekedi, la RDC en a bien besoin.

 

 

Normalien, ingénieur agronome, énarque, Nicolas Normand connaît bien le continent. Conseiller Afrique du ministre Roland Dumas de 1988 à 1991, il a été ambassadeur de France au Mali, au Congo (2006-2009), au Sénégal, en Gambie (2010-2013), puis directeur des activités internationales à l’Institut des hautes études de défense nationale. Il a également enseigné les relations internationales à l'Institut d'études politiques de Paris et à l'ENA. Il est actuellement consultant et conférencier et juge-assesseur à la Cour nationale du droit d’asile de France.

Commandeur de l'ordre national du Mali, grand officier de l'ordre national du Lion (Sénégal), chevalier de l'ordre national du mérite et chevalier de la légion d'honneur, il a toujours gardé intact son intérêt pour l’Afrique.

 

Propos recueillis par Marie Alfred Ngoma

Légendes et crédits photo : 

Photo : Nicolas Normand Crédit photo : Fredy Mizelet by Flam Image

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