Les Dépêches de Brazzaville



Jean-Pierre Esso : « Au Brésil, j’ai vu beaucoup de Blancs et de métis, mais peu de Noirs »


Les Dépêches de Brazzaville : Jean-Pierre, tu as fait partie des journalistes chanceux qui ont couvert le Mondial brésilien. Combien de matchs as-tu pu suivre ?
Jean-Pierre Esso : J’ai vu deux matchs du Cameroun, face à la Croatie et au Brésil, et la rencontre Ghana-Portugal en phase de poules. Lors du second tour, j’ai assisté à Colombie-Uruguay en huitième de finale, puis France-Allemagne en quart, la demi-finale Argentine-Pays-Bas et la finale. Soit sept matchs en un mois.

Vu la taille du pays et les distances entre les villes hôtes, on imagine que ce n’était pas facile, qu’il fallait faire des choix…
C’était très compliqué. En rentrant à Paris, j’ai regardé, par curiosité, mes accréditations du Mondial 2006 en Allemagne : j’avais pu couvrir plus de vingt matchs. En 2006, les transports étaient plus courts et rapides, forcément, car on voyageait en train à grande vitesse. Mais surtout, ils étaient gratuits lorsque l’on était accrédité. Au Brésil, j’ai commencé par prendre l’avion : pour aller de Vitoria, le camp de base des Lions indomptables, à Manaus pour le match contre la Croatie, le billet était à sept cents euros.

Outre les retards de travaux des stades, les transports suscitaient beaucoup de crainte avant le Mondial. Elles semblent donc s’être confirmées ?
Oui, malheureusement, les frais de transport étaient un vrai casse-tête. Après Cameroun-Brésil, j’ai commencé à reconsidérer ma position sur les longs trajets en bus. Parfois dix, quinze ou vingt heures de bus. Comme lors de mon trajet Brasilia-Rio, distantes de 1 160 kilomètres. C’était très fatigant, mais bon, ça m’a permis de voir du pays…

Et au niveau des logements ?
Ça dépendait des villes. Et du budget, forcément. Le soir du match Cameroun-Mexique, que j’ai vu à la télé depuis Paris, j’ai pris un vol Paris-Sao-Paulo-Vitoria, sans avoir réservé d’hôtel. Sur place, j’ai trouvé une chambre dans un Ibis, pour une trentaine d’euros. Ce n’est pas très cher en soi, mais j’ai ensuite été contraint d’ajuster, car un mois, ça fait trente nuits (rires). Donc parfois, avec des collègues, nous nous sommes rabattus sur des « hostels », où l’on partage la chambre avec d’autres personnes. Ce n’est pas toujours très agréable ni confortable, mais bon, il faut s’adapter.

L’avant-Mondial avait été marqué par les manifestations contre la Fifa et les coûts d’organisation. Lors de tes déplacements, as-tu ressenti cette tension au sein de la population brésilienne ?
J’ai vu des manifestations, surtout à Rio. C’était moins palpable dans les autres villes. À Rio, en face du Copacabana Palace où logeaient les dirigeants de la Fifa, c’était régulier. Des manifestations plus ou moins pacifistes, très encadrées par l’armée, la Força nacional. Il y avait aussi des mouvements de contestation sur la plage avec des jeunes femmes assises sur le sable avec des bougies, des pancartes sur lesquelles étaient inscrits des slogans anti-Fifa et des mannequins habillés du maillot brésilien avec des bandeaux noirs sur le visage. J’ai parlé avec beaucoup de manifestants, qui m’ont expliqué à quel point le peuple brésilien s’estimait trahi et trompé par le gouvernement. Selon eux, la présidente, Dilma Roussef, avait promis que les coûts d’organisation seraient à la charge de la Fifa et non de l’État. Les Brésiliens aiment le foot, c’est clair, mais ils veulent avant tout des routes, des écoles, des hôpitaux. Le ressentiment est très, très fort… et la colère est très présente.

En Europe, on a peu entendu parler des heurts ou des manifestations pendant le Mondial. Est-ce dû au parcours du Brésil ?
C’est certain que le fait que le Brésil aille loin a réduit les risques d’embrasement. Après le match Allemagne-Brésil, avec le résultat que l’on connaît, il y a eu des mouvements de colère, à Sao Paulo, à Belo Horizonte où des supporteurs ont quitté le stade à la mi-temps. Quelques jours avant, un pont, dont la construction n’avait pas été achevée, s’est écroulé, faisant des morts et des blessés. Ce n’était pas dû aux manifestations, mais ça a contribué à faire monter la tension. Tout le monde a pu également voir baisser la cote de popularité de la présidente Dilma, sifflée à chaque apparition lors de la finale. Je pense que les deux prochaines années, jusqu’aux JO de Rio, vont être chaudes au Brésil.

As-tu quand même ressenti la ferveur populaire ou était-ce en deçà de ce que l’on peut attendre d’un Mondial dans LE pays du foot ?
Il y avait quand même de la ferveur, les jours de match du Brésil étaient fériés dans tout le pays, les gens sortaient dans les rues avec les drapeaux et les maillots. Mais il y avait une inquiétude quant au niveau de l’équipe, car les gens sentaient qu’à part Neymar il n’y avait pas grand-chose dans cette équipe. Dès le match d’ouverture, les Brésiliens ont compris que ce n’était pas une grande équipe du Brésil. L’arbitrage a permis aux Auriverdes d’aller un peu loin, mais le public était inquiet. Malgré cela, l’hymne national était chanté par tous les stades, a capella. C’était assez étrange ce mélange d’inquiétude et de fierté.

Et l’ambiance entre supporteurs ?
En règle générale, c’était très sympa et fraternel. Sauf avec les supporteurs argentins, venus en grand nombre. Ils provoquaient et chambraient beaucoup les Brésiliens. Par moment, j’ai vraiment cru que ça allait dégénérer en bagarre générale. L’assurance et l’arrogance des Argentins tranchaient avec le doute des Brésiliens, qui restent quand-même marqués par la finale de 1950 face à l’Uruguay. Les Argentins chantaient en boucle la fameuse chanson Brasil decime que se siente, qui fait allusion à la victoire de l’Argentine en 1990, quand Maradona avait dribblé la moitié de l’équipe brésilienne avant de servir Caniggia. Mais à part ça, l’ambiance était globalement bonne, même après la défaite face à l’Allemagne, les Brésiliens ont continué à porter leurs couleurs… Bon, le prix du maillot brésilien a quand même chuté. J’en ai vus à dix real, soit trois euros.

Pour les Brésiliens, la victoire allemande était une bonne nouvelle finalement ?
Si l’Argentine avait gagné la finale, ç’aurait été la fin du monde pour le Brésil. D’ailleurs, le jour de la finale, beaucoup de Brésiliens portaient le maillot allemand. Quand je discutais avec eux, ils me disaient : « Ce n’est pas possible que l’Argentine gagne chez nous, ça serait encore pire que la défaite contre l’Allemagne. »

Quelles étaient les conditions de travail pour un journaliste dans les stades ?
Les conditions ont été parfaites jusqu’à la finale, où l’accès internet a été perturbé jusqu’au coup d’envoi à cause d’un problème technique. Cela a été compliqué pour nos articles d’avant-match, mais on a pu profiter de la cérémonie de clôture avec Shakira. Sinon, pour les autres matchs, c’était parfait au niveau des centres de presse, de l’accueil, des connexions internet. Après les matchs, des navettes ramenaient les journalistes dans le centre-ville en toute sécurité.

Après les Mondiaux 2006 et 2010, que tu as également couverts, quelle note donnes-tu à cette édition 2014 ?
Je le mets en troisième position, derrière Afrique du Sud 2010 et Allemagne 2006. Ce problème de déplacement était préjudiciable pour les journalistes. La distance et les coûts m’ont obligé à faire l’impasse sur plusieurs matchs, comme Côte d’Ivoire-Japon à Recife, Algérie-Belgique à Belo-Horizonte… À l’inverse, en Allemagne, j’avais même pu aller voir des matchs comme Trinidad-Suède, que l’on ne priorise pas forcément.

Ces problèmes de coûts ont semblé se poser aux populations les plus modestes : à la télévision, il semblait que, outre les touristes étrangers, les supporteurs présents dans les stades étaient en grande majorité blancs, issus des classes aisées brésiliennes.
C’est quelque chose que l’on a ressenti sur place, oui. Il n’y avait pas beaucoup de Noirs dans les stades, en dehors du personnel d’accueil et de ménage. En fait, même dans les villes, j’ai vu peu de Brésiliens noirs, comment dire, « normaux » : il y avait des mendiants, des types qui avaient l’air drogués… C’était un sentiment bizarre, car j’ai vu beaucoup de Blancs et de métis, mais peu de Noirs.

La Coupe du Monde en Afrique du Sud était mieux « partagée » par l’ensemble de la population ?
Oui, vraiment. Au Brésil, j’avais entendu dire qu’il y avait des billets avec des tarifs adaptés aux locaux, mais ça ne s’est pas senti sur le terrain. Lors du match Cameroun-Brésil, la tribune de presse était collée au public, et il n’y avait que des supporteurs brésiliens blancs ou métis. Les seuls Noirs étaient Camerounais (rires).


Camille Delourme

Légendes et crédits photo : 

Photo 1 : Au Brésil, l'ambiance était bon enfant entre les supporteurs, et Jean-Pierre Esso s'est fait plein de nouveaux amis du monde entier. (© Okabol.com) ; Photo 2 : Dans cet immense pays qu'est le Brésil, les coûts des trajets entre les villes hôtes étaient chers et les distances longues. (© Okabol.com) ; Photo 3 : À Copacabana, ces jeunes Brésiliennes manifestent pacifiquement leur opposition à la Fifa et aux coûts d'organisation exorbitants pour le peuple brésilien. (© Okabol.com) ; Photo 4 : Venus en nombre, les Argentins ont souvent nargué leurs homologues brésiliens, bien soulagés que l'Allemagne ait remporté la finale. (© Okabol.com) ; Photo 5 : Les maillots du Brésil étaient en vente partout, mais leur prix a chuté après la défaite face à l'Allemagne. (© Okabol.com) ; Photo 6 : Le prix des places dans les stades a privé les populations les plus modestes. les Brésiliens noirs étaient très peu nombreux dans les stades. (© Okabol.com)