Les Dépêches de Brazzaville



Les APE en période de crise mondiale : vous avez dit partenariat, jeu de pouvoir, ou jeu de dupes ?


Ces APE sont proposés par l’UE aux pays africains comme la solution face à l’inefficience du régime d’accès préférentiel accordé aux pays ACP depuis 1975 à travers les différents accords de Lomé. De nombreux pays africains traînent encore le pas et voient dans la démarche de l’UE un marché de dupe. De nombreuses ONG pensent que ces APE sont une menace pour les économies africaines.

Le secrétaire général de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (Cééac), Ahmad Allam-Mi, souhaite une harmonisation des positions africaines en vue de procéder à la signature des APE. Nombreux sont encore les pays africains qui n’ont ni signé, ni paraphé aucune forme d’APE notamment en Afrique centrale, malgré quelques avancées soudaines dans la prise en compte des exigences de la Cééac pour la compensation des pertes de recettes fiscales.

Les APE, un mal pour l’Afrique ?

L’intégration régionale en souffre du fait de leur signature ou paraphe par certains pays, sous l’effet d’intenses pressions de la part de l’UE, alors que leurs voisins ne l’ont pas fait. C’est le cas avec la ratification par le Cameroun. Peinant à faire aboutir les négociations pour un APE global avec l’ensemble des pays de la Cééac, comme le stipule les accords, l’UE a choisi de diviser les pays d’Afrique centrale.

Dans le contexte économique actuel marqué par des crises financières et certains aléas climatiques, de nombreux experts africains pensent que les APE font partie du problème et non de la solution. D’autres relèvent que ces APE ne se préoccupent pas du développement, et qu’au contraire ils visent à promouvoir les intérêts des entreprises européennes, un continent en crise. On pense en Afrique que ces APE risquent de confiner le continent à un modèle de commerce des produits de base où ils perdraient leurs moyens d’action visant à développer leurs industries naissantes et le secteur des services. Les experts africains classent également les crises actuelles dans la domination des théories néolibérales orthodoxes fondées sur le marché et la dérèglementation. D’après eux, les APE ne feraient qu’abonder dans le même sens.

À en croire l’UE, ces APE sont mieux à même de répondre aux défis de la mondialisation et aux contraintes juridiques de l’OMC. Ce qui ne correspond pas à l’analyse du secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA), Carlos Lopès, opposé à leur signature tels « qu’on est en train de les négocier en ce moment », c’est-à-dire pays par pays. Il défend l’idée de négociations avec « une Afrique en bloc », convaincu que cette stratégie « va casser le système d’intégration commerciale africaine ». Carlos Lopès considère que le commerce n’est pas une fin en soi, mais un but pour le développement. Il accorde la priorité plutôt au commerce intra-africain, l’un des plus faibles au monde, avec un taux d’échanges avoisinant 11%.

Une partie de bras de fer

L’UE userait de chantage pour parvenir à leur signature, selon les ONG. Leur échec risque d’augmenter les tarifs à l’importation de produits en provenance d’Afrique suivant le calendrier fixé par l’OMC, selon l’UE. Réunies en février, à Nairobi (Kenya), plusieurs ONG européennes notaient que la plupart des économies africaines n’étaient pas prêtes pour la signature des APE, se référant à un rapport de la CEA, et après consultation de nombreux experts du commerce en Afrique. En Afrique centrale et du Sud, par exemple, c’est le scepticisme des personnes interrogées.

Au cours de la dernière rencontre des délégations d’Afrique centrale et de l’Ouest avec les représentants de l’UE, il a été rappelé qu’au cas où les négociations n’aboutiraient pas à la date fixée, le 30 octobre 2014, les produits africains risquaient d’être soumis à d’importantes taxes à l’importation. Pour la représentante de l’ONG sénégalaise Enda, Bibiane MBay, l’UE utilise cette date butoir comme arme pour obtenir leur signature qui « aura des conséquences néfastes pour les agriculteurs pauvres et les développements industriels futurs ».

Pour Marc Maes de l’ONG 11.11.11, beaucoup de pays africains n’ont pas encore de structures ou les capacités pour mettre en pratique un accord de libre-échange avec l’UE. C’est précisément la mise en place de ces capacités institutionnelles et le renforcement des zones de commerce régionales qui rendent la signature de ces accords indispensable et pressante, selon le porte-parole du Commissaire européen en charge du Commerce, Peter Mandelson. Pour les ONG, l’UE et les pays ACP pourraient envisager le prolongement du régime préférentiel au-delà d’octobre 2014.

Certains spécialistes du commerce craignent que les APE créent un précédent en matière de libéralisation du commerce. L’UE reste cependant convaincue que les APE seront plus avantageux pour les pays pauvres que l’ancien système préférentiel, car il leur permettra, selon elle, de s’inscrire dans une perspective économique mondiale. Si tel est le cas et si les Africains se trompent dans leur analyse, pourquoi ne pas les laisser dans l’erreur ?

Impacts des APE en Afrique subsaharienne

Il faut rappeler que l’UE et les ACP sont des partenaires très inégaux, autant en termes de richesse – les pays ACP sont 31 fois moins riches – qu’en termes de dépendance commerciale. Les droits de douane constituent en moyenne 25% des revenus des pays africains. Leur abaissement pourrait induire des ajustements, d’autant plus sévères pour les pays de l’UA dont l’UE est un partenaire commercial important et pour lesquels les droits de douane restent une composante importante des recettes de l’État, comme l’Afrique subsaharienne. Certains spécialistes pensent que le renforcement régional permettrait également le renforcement des capacités de négociations, tout en insistant sur les risques qu’entraînerait la libéralisation du commerce dans le cadre d’un APE.

Outre la discrimination avec le reste du monde, des pertes fiscales, des détournements de commerce et des désindustrialisations pourraient nuire aux pays ACP. Compte tenu de l’asymétrie initiale – l’UE a déjà diminué ses droits de douanes –, les modifications de bien-être seraient négligeables pour l’UE et certainement négatives pour l’Afrique subsaharienne. La pleine réciprocité – les droits de douane des pays ACP seraient équivalents aux droits de douane de l’UE – serait plutôt coûteuse pour l’Afrique subsaharienne. Quant au bien-être, il diminuerait de 0,27%.

L’autre scénario de libre-échange total, moins évoqué, serait moins néfaste aux économies africaines, mais leur balance commerciale connaîtrait une importante dégradation (jusqu’à 1,8 milliard de dollars, selon certains spécialistes). Aussi, avant l’ouverture du marché africain aux productions européennes, un délai serait nécessaire en vue de renforcer le commerce intra-africain et encourager la diversification des économies. Mais les gains pourraient être accaparés par les ACP non pays moins avancés qui ne bénéficiaient pas auparavant d’un accès libre aux marchés européens.

De plus, les défaillances de marchés et de gouvernement, ainsi que les capacités productives et les contraintes des normes ou des critères d’origine resteront des facteurs limitatifs, selon une étude de l’Agence française de développement (AFD).

Les APE et les marchés régionaux

Les APE peuvent être une opportunité pour constituer de véritables marchés régionaux au sein des pays ACP à condition que la libéralisation ne soit pas uniquement commerciale, indique l’AFD. Elle pense que des aides financières significatives doivent accompagner le processus d’ouverture et permettre, outre la mise en place de filets sociaux d’amélioration des capacités productives, l’encouragement de la diversification et l’amorce d’une transition fiscale. Selon elle, en renforçant l’intégration régionale et en créant une zone de libre-échange, les APE devraient permettre aux pays signataires une meilleure allocation des ressources et un renforcement de la concurrence, des diffusions technologiques et des investissements.

Les impacts négatifs économiques des APE seraient donc de plusieurs ordres et ne se résument pas aux pertes fiscales dues à l’abaissement tarifaire. Des détournements des flux commerciaux encourageant une désindustrialisation pourraient également alourdir les pertes. L’AFD pense que la construction de véritables entités régionales pourrait se faire à travers le renforcement des unions économiques et la création de véritables zones de libre-échange.

D’après la CEA, l’élimination des barrières au commerce intra-africain apporterait un gain de bien-être de 1,2 milliard de dollars et représenterait un prérequis de la réussite des APE, sans laquelle le détournement de commerce intra-africain sera trop fort. Néanmoins, la réduction intrarégionale des droits de douane ne sera pas suffisante pour insuffler une véritable dynamisation des flux.

Les femmes en première ligne

Si on s’en tient aux droits des femmes dans le monde, en particulier ceux de la femme africaine, les APE auront plutôt des effets néfastes dans son autonomie. La femme africaine fournit 60% de la main-d’œuvre agricole et produit 60% des denrées alimentaires de base. Elle joue également un rôle important dans la transformation artisanale des aliments et dans le commerce informel. Du fait des inégalités liées au genre, la quasi-totalité de ces femmes exploite de très petites propriétés et est marginalisée. Elles seront de fait les premières victimes de la concurrence des exportations européennes. Dans la plupart des coutumes africaines, ce sont les femmes qui sont responsables de la ration familiale et ce sont elles qui devront du coup faire face et trouver des solutions aux problèmes que risquent de poser les APE pour la sécurité alimentaire en Afrique.


Noël Ndong