Nganji Mutiri : « Je suis artiste par thérapie, par besoin et par plaisir »

Mardi 15 Décembre 2015 - 15:30

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Photographe, réalisateur et acteur, Nganji Mutiri vit en Belgique depuis plus de 18 ans. Également passionné d’écriture, il a créé le site de partage de poésie L'Art d'être humain (LAEH), car « c’est entre les lignes que résident nos points communs », explique celui qui a utilisé l’écriture comme thérapie contre l’exil.

Les Dépêches de Brazzaville : Votre exposition photographique « Explosion personnelle » est actuellement en cours. Pourquoi l’avoir intitulée ainsi ?

Nganji Mutiri : Un ami m’avait proposé de participer, en tant qu’auteur et photographe, à une journée consacrée à Patrice Lumumba sur le thème du post-colonialisme. Je ne voulais pas utiliser des photos que j’avais déjà prises au Congo ou ailleurs. Je voulais créer un concept nouveau. Je m’intéresse beaucoup au travail individuel. Ainsi, j’ai voulu faire mettre en avant des personnes qui ont été blessées à un moment de leur vie et qui, pour plusieurs raisons, se sont tues ou ont étés contraintes de se taire. Sur chaque personne photographiée, je souhaitais aller chercher cette blessure personnelle et ce silence intime que l’on va briser ensemble. Si un individu n’arrive pas à affronter certaines blessures ou certains traumatismes du passé, elle ne pourra pas développer au maximum tout son potentiel. Ainsi, dans la question de la colonisation, si le colonisé et le colonisateur ne regardent pas les vérités en face, notamment ce qui en découle (complexe d’infériorité et de supériorité, privilège des uns et des autres), nous n’arriverons pas à développer nos sociétés. J’ai choisi le titre « Explosion personnelle », car les vérités que l’on garde sans les exprimer constituent des bombes à retardement. À un moment donné ça explose sous forme de violence.

LDB : cette explosion personnelle vous concerne-t-elle également ? Le fait de pratiquer, à la fois, la photographie, la réalisation et la poésie, ne traduit-il pas un besoin d’explosion ?

NM : (Rires) Je suis avant tout un hyperactif. Néanmoins, il est vrai que j’aurais pu mal tourner si des personnes ne m’avaient pas ouvert à des formes d’expression. Pendant notre première année d’exil, j’ai passé une année sans étudier. Ma tante Kindja notamment m’a donné accès à la bibliothèque. Avant, je pensais que je n’aimais pas lire, mais en réalité j’ai compris que ce que je n’aimais pas c’était qu’on me dise ce que je devais lire. Je lisais beaucoup de livres de non-fiction, puisque je crois que j’avais besoin d’être inspiré par des personnes qui me racontent leur vraie vie. C’est pourquoi je lisais beaucoup d’autobiographies (Nelson Mandela, James Baldwin, Malcom X, etc.). Ces livres m’inspiraient sur le fait que comme toute personne, j’ai un vécu singulier et mes propres batailles. Et le seul moyen de bien les mener est d’apprendre à connaître mes forces et mes faiblesses. C’est donc à travers l’art que je me suis rendu compte que j’avais beaucoup de choses à dire, mais avant tout à sortir. Le fait de pouvoir partager mon art est arrivé très tard. J’ai commencé à écrire en 1997 mais c’est seulement en 2009 que je crée mon site L'Art d'être humain car je me suis dit qu’il existait d’autres personnes qui souhaitaient partager leurs écrits. S’il y a « explosion personnelle » dans mes formes d’expression, c’est parce que j’ai envie de dire beaucoup de choses. C’est presque comme une thérapie de groupe car j’ai des personnes qui m’écoutent. Je pense que je me soigne par l’art et rencontrer d’autres personnes émotionnellement me nourrit.

LDB : En tant qu’artiste, quels sont vos thèmes de prédilection ?

NM : Mes thèmes ont principalement trait à la défense des minorités. En tant que belge d’origine congolaise, je privilégie les histoires qui mettent en avant les diasporas noires, arables ou encore asiatiques. Je viens du Congo, mais je me suis rendu compte que je ne connaissais pas l’histoire du Congo, encore moins celle de l’Afrique. C’est pourquoi je suis dans une démarche de décolonisation des esprits que je décline en plusieurs thématiques comme l’impérialisme, le racisme, le sexisme. J’essaye d’exploiter le thème de la décolonisation dans son sens le plus large. Je me pose la question de savoir ce qui fait qu’en tant qu’homme noir, je n’arrive pas à m’émanciper de certaines pratiques. La décolonisation commence par déconstruire tout ce que j’ai appris inconsciemment et à me débarrasser de certains préjugés. Comme je dois me rééduquer, j’ai besoin d’aller redécouvrir des histoires qui ne m’ont jamais été racontées. Je suis artiste par thérapie, par besoin mais aussi par plaisir.

LDB : À quel public est adressé ce message de décolonisation des esprits ?

NM :  J’ai créé un site qui s’appelle l’art d’être humain. Je me dis toujours qu’avant d’être un homme noir, je suis avant tout un être humain. Pour arriver à m’accepter comme être humain ou que les autres m’acceptent comme tel, je dois raconter des histoires liées à ma singularité. Si j’ai été victime de racisme, a priori mon histoire touchera avant tout les personnes qui ont vécu la même chose à cause de leur couleur de peau. Ensuite, par extension, d’autres personnes peuvent également s’identifier à cette histoire. C’est ce qui fait la beauté de l’art. Je peux regarder un film sur le conflit israélo-palestinien qui peut me faire penser à des conflits tribaux en Afrique. Quand une œuvre d’art est bien conçue, son message singulier devient universel. Ma singularité est de parler de mon vécu en tant qu’homme noir vivant en Belgique. Une des phrases qui définit ma recherche est inspirée de Toni Morrison qui disait : « Si un livre vous manque, écrivez-le ». Et moi, je me dis que si un film me manque, je le réalise. Mon public est donc constitué de toutes les personnes qui souhaitent voir un autre cinéma.

LDB : Avez-vous déjà réalisé des films en RDC ?

NM : J’ai réalisé une série à Kinshasa que je qualifie de video-journal.  Il est intitulé « In search of freedom » et comprend sept épisodes. Dans le 7e épisode, j’ai réalisé un travail sur les archives liées à l’arrestation de Patrice-Emery Lumumba, en le complétant avec l’œuvre d’un collectif appelé « Friends of Congo ». Ce dernier a réalisé le documentaire « Crisis in the Congo », disponible sur Youtube. J’ai voulu faire le parallèle entre les blessures du passé et celles du présent. La fin du film comporte un graphique qui explique que durant ces 200 et 300 dernières années, le Congo a connu beaucoup de drames : colonisation, dictature, guerres…j’aime bien faire le parallèle entre les groupes d’individus et l’individu lui-même. Si aujourd’hui je vis un traumatisme lié à la guerre, si on ne m’accorde pas de l’attention et si moi-même je ne fais attention à la manière dont je vais me soigner, ce sera difficile de parler de développement. C’est ce que je voulais mettre en avant en réalisant ce travail d’archives. Rappeler que nos blessures viennent de loin et il faut qu’on les regarde en face. Je n’aime plus être dans cette position où on rejette la faute sur l’autre. Se libérer commence aussi par accepter que l’on a vécu un traumatisme et après qu’on décide de l’affronter.

LDB : Et quels étaient les sujets contenus dans les autres épisodes ?

NM : Le premier épisode je l’ai appelé « l’arrivée ».  Je voulais donner aux spectateurs l’impression que l’on est dans les rues de Kinshasa avec tout ce que ça comporte de spectaculaire, de poétique et de malheur parfois. Le deuxième épisode est consacré à des artistes. Dans le troisième épisode, je rends hommage à ma famille dont on voit quelques membres, notamment mes nièces Aziza et Elisabeth. L’épisode se termine avec ma visite à ma grand-mère maternelle qui est décédée depuis. Donc c’est un épisode un peu plus personnel. Un autre épisode est un genre de making-off où on me voit sur le tournage du film Sœur Oyo de Monique Mbeka Phoba. Dans un autre épisode encore, je suis sur le tournage du film « La face cachée de Mobutu » réalisé par Divita wa Lusala Et Kadiombo. À travers cette série réalisée à Kinshasa, je voulais montrer que nous sommes tous à la recherche de la liberté sur tous les plans : liberté d’expression, liberté d’entreprendre, etc. Je voulais rendre hommage à ces Congolais dignes et qui travaillent, malgré tous les problèmes auxquels ils sont confrontés.

LDB : Avez-vous d’autres projets artistiques à développer en RDC dans le futur ?

NM : je dois y tourner un long-métrage dont j’ai déjà fini l’écriture. Mais c’est un projet à long terme car je dois d’abord réunir plusieurs conditions préalables. Je voudrais que 90% de personnes qui travailleront sur ce film soient d’origine congolaise ou africaine. C’est une manière pour moi de continuer à rendre au Congo ce qu’il m’a apporté. Je voudrais tourner ce film dans trois villes congolaises. En attendant de réaliser ce projet au Congo, je vais tourner deux courts-métrages ici en Belgique, continuer à prendre des photos, écrire et être dans des films ou au théâtre.

Plus d’informations sur Nganji http://www.nganji.be/

Patrick Ndungidi

Légendes et crédits photo : 

Nganji Mutiri Crédits photos Juan H Rodriguez

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