Interview intégrale de Louise Mushikiwabo, secrétaire générale de la Francophonie, sur Rfi

Mercredi 20 Mars 2019 - 19:15

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Vous avez succédé à Michaëlle Jean comme secrétaire générale de l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF) en janvier dernier, après avoir été désignée par consensus au sommet d’Erevan, c’était en octobre. Vous êtes la première femme africaine à occuper ce poste. Vous avez vécu longtemps aux Etats-Unis. Vous avez été pendant neuf ans ministre des Affaires étrangères du Rwanda. Et vous êtes une adepte de ce multilinguisme : l’anglais dans lequel vous avez écrit un ouvrage, le français, le kinyarwanda, le swahili. Comment tout cela s’articule chez vous, dans votre tête ?

Louise Mushikiwabo (L.M.) : Je suis non seulement une adepte du multilinguisme mais c’est aussi la réalité du monde d’aujourd’hui. Beaucoup de francophones, à travers notre espace, parlent de plus en plus d’autres langues pour parfois des raisons économiques, parfois des raisons de facilité d’éducation. Et moi, personnellement, je suis à la fois le produit et un canal de transmission de plusieurs langues. Je viens d’une partie de l’Afrique, le Rwanda, mon pays, entre l’Afrique centrale francophone et l’Afrique de l’est anglophone. On parle swahili, on parle français, on parle anglais. Quelques-uns même parlent lingala.

Et il y a quelque chose de naturel à ce brassage ?

L.M.: Tout à fait. C’est naturel. Mais c’est aussi une sorte de réveil par rapport à plusieurs francophones. Il faut aller au-delà d’une langue, même si on reste très attaché à la langue française.

Vous parlez de « réveil ». Il y a trois cents millions de francophones aujourd’hui dans le monde, essentiellement sur le continent africain. Au-delà de cet atout démographique qui fait qu’en 2050, il y aura peut-être quatre cents ou sept cents millions de francophones sur la planète, comment fait-on aujourd’hui en 2019 pour défendre la place du français ?

L.M.: Moi, je n’aime pas tellement donner l’impression qu’on va en guerre contre d’autres langues. Donc, défendre la langue française, peut-être pas, mais faire rayonner la langue, s’assurer de la présence de notre langue dans différents domaines d’éducation, des affaires, de la science, c’est important.

Mais faire reconnaître le français, par exemple, dans les institutions internationales, c’est un combat qui vous intéresse ou vous dites, finalement, ce n’est pas cela le problème, mieux vaut se concentrer sur le français ailleurs que dans les institutions internationales ?

L.M.: C’est un combat qui fait partie de mon mandat aussi. Le fait que la langue française qui, traditionnellement, est d’ailleurs la langue des institutions diplomatiques internationales, c’est une réalité qui évolue parce que le monde est pressé, et c’est plus facile de dire…

Et le français est plus compliqué ?

L.M.: Le français n’est pas vraiment compliqué mais il y a une perception qu’on doit casser, nous, en tout cas ici à la Francophonie, et aussi tous nos locuteurs. C’est de donner l’impression que la langue française est une langue un peu ésotérique, de l’élite, de la littérature. Il faut absolument bien parler français. Nous, on veut surtout communiquer avec la langue française. C’est cet aspect de la langue, cette année, avec notre slogan, c’est ça notre message : qu’on fasse un effort, qu’on soit conscient du fait que ce qu’on dit facilement en anglais, on peut le dire en français.

Alors communiquer, ça passe évidemment aujourd’hui par internet. Il y a un gros enjeu de la présence du français sur le net. Je crois que c’est la quatrième langue. C’est ce qu’indique le rapport annuel. Comment faire pour pousser, là aussi, l’usage du français sur les réseaux sociaux, sur le net ?

L.M.: On va vers la jeunesse. La jeunesse est très présente sur le net. La jeunesse aussi est une grande caractéristique de l’espace francophone. Alors, nous, dans notre travail quotidien, bien évidemment on est en train d’étudier les stratégies. Il s’agit vraiment de nous assurer que notre jeunesse francophone, qui est très présente sur le net, soit présente beaucoup plus en français.

Mais la jeunesse aussi se détourne parfois du français, y compris parce qu’elle est perçue comme la langue qui a été imposée d’en haut, imposée par la colonisation ?

L.M.: Attention, moi, je suis connue pour être très fortement contre la colonisation. Je trouve que c’est une grande injustice dont on ne veut même plus parler. Mais la langue française a été adoptée par nous, les pays colonisés. Nous l’avons faite notre langue. Et nous avons dans nos systèmes éducatifs, en tout cas sur le continent africain où trente pays sont quand même membres de notre organisation, cette langue qui fait partie de nous. Donc nous avons, si je peux ainsi m’exprimer, pris cette langue du colonisateur, nous l’avons adoptée, nous l’avons adaptée à notre vie. Nous lui avons donné nos accents, nos saveurs et, désormais, elle nous appartient aussi.

Donc elle est déconnectée, pour vous, de tous les enjeux politiques. On parle du rayonnement de la France, du rayonnement même politique de la France. Pour vous, c’est du passé ça ?

L.M.: Non. Ce serait malhonnête de dire que la langue française, en tout cas dans les pays du Sud, est totalement libérée des aspects politiques. Les enjeux mondiaux aujourd’hui sont surtout menés par les grands pays, dont la France qui est le pays qui nous a donné la langue française. Mais les choses changent. Et le monde change.

Et on peut dire aussi que le choix de votre personnalité, votre passé aussi, est un choix politique finalement ?

L.M.: J’espère, parce que moi, je me suis présentée pour ce poste. J’ai voulu être ici, parce que je trouve que c’est un beau défi pour moi. J’ai grandi francophone, j’ai appris l’anglais, j’ai fait mes études supérieures en anglais, j’ai eu un diplôme en français aux Etats-Unis d’Amérique, j’ai vécu un peu partout dans le monde, mais je me réclame francophone et je suis en tout cas très à l’aise dans mon poste. J’aimerais aussi que la langue française puisse vraiment aller avec le temps. On n’a pas de complexe à avoir. Mais nous devons occuper notre place.

Sous votre mandat qui débute à peine, depuis le 1er janvier 2019, la Francophonie aura-t-elle vocation à défendre les droits de l’homme ?

L.M.: Mais la Francophonie a déjà cette vocation.

C’est inscrit dans la charte de l’Organisation internationale de la Francophonie. Il est question d’« aider à l’instauration, au développement de la démocratie, à la prévention, à la gestion et au règlement des conflits, au soutien à l’Etat de droit et aux droits de l’homme ». C’est aussi votre combat ?

L.M.: C’est une grande partie de mon mandat. C’est un travail qui se fait déjà à la Francophonie. Moi, je viens juste d’arriver mais cette institution existe depuis longtemps, et ce travail continue.

Est-ce qu’il y a des lignes rouges ? Est-ce que la Francophonie doit être ouverte à tout prix ?

L.M.: Je pense que la vocation de la Francophonie, c’est d’accompagner les pays, de faire en sorte que cette culture de démocratie, des droits, soit une culture partagée dans notre espace. C’est ce que nos textes nous disent. Je n’ai pas d’approche punitive. […] Vous aurez remarqué aujourd’hui que la Francophonie compte quatre-vingt-huit Etats et gouvernements. Ce sont des Etats et gouvernements qui ont différents modes démocratiques et de gestion. Pour moi, il importe de nous assurer que nos Etats membres suivent les valeurs de la Francophonie. On veut que les pays essaient d’aller vers des systèmes démocratiques…

Mais vous n’exigerez pas de brevet de démocratie ou de respect des droits de l’homme ?

L.M.: C’est aux Etats membres de décider par rapport à l’adhésion. Moi, je suis très ouverte à l’expansion. Mais pas n’importe comment. Je trouve que c’est une très bonne chose que la Francophonie attire autant de pays, mais il y a des critères. Donc pour moi, la discussion, ce n’est pas tellement sur l’Arabie saoudite ou d’autres Etats, parce que, si on va  chercher dans l’espace francophone, il y a beaucoup de pays qui ont quand même des problèmes. Donc pour moi, il s’agit surtout de dire : voici ce que représente l’espace francophone en termes de démocratie et de droit. Notre mandat consiste à tout faire pour que ces Etats et ces membres existants, et aussi ceux qui veulent en faire partie, aillent progressivement vers ces valeurs-là.

Il y a eu, avant votre désignation à la tête de la Francophonie, toute cette polémique sur le fait que vous aviez été la ministre des Affaires étrangères du Rwanda, que vous venez de ce pays où l’opposition n’a pas beaucoup voix au chapitre. Est-ce que n’est pas un handicap, une gêne pour vous ?

L.M.:Pas du tout. C’est cela une campagne électorale. On va quelquefois chercher la petite bête ou la grosse bête.

Mais pour vous, cette polémique est enterrée ?

L.M.: Cette polémique avait à voir avec l’accession à ce poste. C’est pour cela d’ailleurs que je n’en entends plus parler. Je ne sais pas si mon pays est un pays différent aujourd’hui. Pour moi, c’est une polémique de campagne.

En République démocratique du Congo, la crise électorale persiste, on en parle tous les jours sur Radio France Internationale. Les résultats des sénatoriales sont contestés par les militants du propre parti du président. Comment voyez-vous justement le rôle de la Francophonie dans la gestion des crises ? Il y a eu cette tradition défendue notamment par Abdou Diouf (ancien président du Sénégal et secrétaire général de l’OIF de 2003 à 2014) d’interventions, de médiations sur certains conflits précis. Est-ce que c’est aussi votre vision du poste ?

L.M.:Je peux vous assurer que le rôle politique de la Francophonie est un rôle qui continue. Depuis deux mois et demi que je suis en poste, je suis déjà en contact avec plusieurs chefs d’Etat sur des questions de politiques internes. Mais, personnellement, et je pense que pour la Francophonie aussi, c’est d’ailleurs dans nos textes politiques, c’est qu’on ne va pas gérer les pays à la place des dirigeants. On va leur prodiguer des conseils, on va s’intéresser à ce qui se passe dans le pays. Et c’est ça le rôle d’accompagnement dont je parlais. Personnellement, je pense que s’il y avait des contestations en RDC ou ailleurs, ça fait partie du jeu démocratique.

La presse vous annonce comme quasiment partante pour Kinshasa, pour la RDC, en cette fin de semaine. Est-ce que vous nous le confirmez ce matin ?

L.M.: Je vous le confirme. Je suis très heureuse de fêter cette semaine de la Francophonie à Kinshasa, une grande capitale francophone.

Il ne sera pas question de politique avec le président Tshisekedi ?

L.M.:Non. Je pense qu’il faut se calmer un peu. La RDC est un grand pays de cette organisation, quatre-vingts millions de Congolais parlent français. Et donc pour moi, en début de mandat, c’est plutôt une obligation de me tenir tout près de ce pays-là. Je l’ai déjà dit. Mais ça n’empêche pas ceux qui veulent spéculer politiquement de le faire.

Est-ce que la Francophonie a encore aujourd’hui les moyens, même matériels, de déployer des missions d’observation des élections comme cela a pu être le cas par le passé, et comme cela n’a pas été le cas justement en RFC récemment ?

L.M.: Les missions de la Francophonie en temps électoral sont un aspect très important du travail. C’est une de nos valeurs ajoutées. Nous en avons, d’ailleurs, deux ou trois qui sont en chemin. Et c’est un travail qui va continuer.

Au sujet de ce qui se passe en Algérie. Je sais que le pays n’est pas membre de l’OIF. Mais vous nous parliez de jeunesse. Je sais aussi que les questions d’emploi, de chômage, de diplômés font partie de vos préoccupations à ce poste. Comment regardez-vous ces manifestations pacifiques, de plus en plus imposantes contre le cinquième mandat, puis contre le quatrième mandat et demi ?

L.M.:L’Algérie n’est pas un pays membre de la Francophonie tout d’abord, c’est important. Mais c’est un grand pays francophone. C’est un grand pays francophone. C’est un pays que je connais bien pour avoir travaillé pour et en Afrique. Ce phénomène de protestation, de mécontentement social n’est pas unique à l’Algérie, mais je suis très admirative de la manière dont les Algériens font valoir leur désir politique, s’expriment avec beaucoup de vigueur, mais aussi avec beaucoup de sagesse.

Abdelaziz Bouteflika doit partir ?

L.M.: C’est aux Algériens de décider. Abdelaziz Bouteflika est un homme qui a fait beaucoup pour son pays. Et c’est entre les autorités algériennes et le peuple algérien de voir ce qui convient. Ici, à la Francophonie, on n’a pas d’injonction à donner à l’Algérie. On veut tout simplement que s’il y a une transition vers un autre dirigeant, que cela se passe bien, que cela se passe calmement.

 

 

ISource Rfi

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