Interview. Bonaventure Ndikung : « Ne pas considérer la tradition comme le passé mais comme le présent»

Mercredi 17 Avril 2019 - 14:45

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Commissaire d’exposition, directeur artistique de Savvy Contemporary, le Camerounais Bonaventure Ndinkung était à Kinshasa pour le symposium et les ateliers tenus du 6 au 14 avril entre l’Académie des beaux-arts et Kin ArStudio. Dans cet entretien exclusif avec Le Courrier de Kinshasa, il évoque les contours de ces assisses internationales organisées dans le cadre du projet Spinning triangles, Triangles tournoyants.

Bonaventure NdikungLe Courrier de Kinshasa (L.C.K.) : Peut-on savoir ce que c’est Savvy Contemporary ?

Bonaventure Ndikung (B.N.): Savvy Contemporary est un espace d’art, un lieu de pensée critique basé à Berlin, fondé en 2009. C’est ce que l’on appelle en anglais Side of critical thinking, la pensée critique. C’est un lieu où nous sommes intéressés à la performance. Il est géré par trente-quatre personnes qui viennent de partout dans le monde. J’en suis le directeur artistique, mais trente-trois autres personnes y entreprennent des projets différents. Nous travaillons sur une exposition autour du Chiraz art festival. Un festival de théâtre et de la musique qui s’est fait en Iran de 1966 à 1977. Il était tellement avant-gardiste qu'il invitait des artistes de partout dans le monde, notamment du Nigeria, de l’Inde, du Congo, Zaïre à l’époque, Rwanda, etc. La plupart des gens qui ont fait l’histoire de la musique et de l’art ne connaissent pas ce festival. Nous avons invité un curator qui a fait dix ans de recherches sur ce projet pour une exposition. Nous montons beaucoup de projets différents. Nous invitons beaucoup d’artistes et de penseurs d’Afrique. Savvy Contemporary est un cadre basé à Berlin mais qui voyage, ce qui est important pour nous. Voilà pourquoi un projet comme Spinning triangles ne pouvait pas se limiter en Allemagne, il fallait étendre la discussion jusqu’ici. Et si ce n’était pas le Congo, ce serait le Cameroun. 

L.C.K. : Qu’est-ce qui a mené Savvy Contemporary à poser ses valises à Kinshasa ?

B.N. : Nous sommes à Kinshasa parce que nous voulions faire une conférence, une sorte d’invocation, créer une possibilité de faire venir les gens de Kinshasa et d’ailleurs pour se rencontrer et réfléchir ensemble sur comment nous pouvons vivre ensemble. Et, s’il faut vivre ensemble, l’on doit aussi réfléchir sur les technologies et les outils à utiliser pour vivre ensemble parce que c’est cela en fait le design. Le design, ce sont les pièces, les médiums qui peuvent nous aider à mieux vivre dans ce monde. C’est bien, par exemple, de manger avec les mains, mais si l’on n’a pas de l’eau propre pour laver les mains à chaque fois, l’on aura peut-être à manger avec des cuillères, c’est-à -dire que l’on devra réfléchir sur comment faire des cuillères. Le design devient donc quelque chose de fonctionnel, pousse à réfléchir sur comment produire les ustensiles ou outils pour mieux exister. C’est une conférence où l’on a invité des gens comme le Malien Cheick Diallo, l’un des meilleurs designers africains, Saki Mufundikwa; le grand graphiste zimbabwéen et professeur dans des universités aux Etats-Unis et en Europe; Dana Whabira, artiste, curatrice zimbabwéenne mais aussi le Roumain Cosmin Costinas directeur de Para Site qui vit à Hong Kong. Nous avons donc invité des gens de partout dans le cadre du projet Spinning triangles. Il a été initié dans le contexte du centenaire du Bauhaus, un mouvement très connu fondé en Allemagne en 1919. Nous voulons le célébrer tout en étant critique sur ce mouvement si connu et qui récolte autant de succès.

L.C.K. : Pourquoi avoir choisi de faire participer Kinshasa à cette critique ?

B.N. : Premièrement, il était important d’être avec les Kinois, des artistes comme Vitshois avec qui nous échangeons, des designers qui réfléchissent, à l’instar de Tankwey. Mais aussi Kinshasa a une histoire de la colonisation, la post-colonisation, son espace est très marquée par toute cette histoire. Et, tous ceux qui viennent au pouvoir construisent des édifices, bâtiments de toutes sortes et érigent des statues pour la postérité mais surtout pour marquer leur présence dans le temps et dans l’histoire. Nous voulions aussi réfléchir à ce sujet quitte à savoir comment créer l’espace ? Que veut dire espace public ? Ce sont là des questions qui sont importantes pour le designer et l’architecte. C’est quoi la politique de l’espace ? C’est quoi l’espace public et l’espace privé ? Lorsqu’on voit des gens dormir dans la rue, est-ce un espace public ou un espace privé ? Ces questions méritent d’être posées, il faut trouver les historiens de l’architecture de la ville pour y travailler. À travers l’histoire de l’architecture de Kinshasa, l’on voit des bâtiments différents. Il y a aussi une chose qui m’intéresse, c’est de voir comment la modernité a corrompu nos idées de l’architecture et du design. J’ai pris les photos d’une vingtaine de bâtiments qui sont en verre, ils sont jolis, c’est incroyablement joli. Mais quand la température est élevée entre 35° à 38°, je l’ai expérimenté en entrant dans l’un de ses bâtiments, en entrant l’on ressent une chaleur entre 40° et 45°. Mais une fois à l’intérieur, il fait beau grâce à la climatisation qui baisse la température. La question qui m’est venue à l’esprit c’est de savoir quelle quantité d’énergie doit-on utiliser pour baisser autant la température ? Il y a tant de Kinois qui n’ont pas d’électricité à la maison mais on utilise tant d’énergie à climatiser les bâtiments ! Pourtant, en Afrique, nous avons une histoire avec une façon de construire avec de la terre, l’adobe. Mais pourquoi ne construit-on pas avec ce matériau? C’est joli, il suffit de voir les bâtiments construits au Mali, par exemple, avec de la terre, de l’argile, ce que l’on appelle clay en anglais. Ces constructions du XIIe siècle existent jusqu’aujourd’hui. Et, l’atmosphère y est agréable, lorsqu’il fait 45° au dehors, à l’intérieur la température est à 25° car la terre régule la température. C’est un bel exemple de l’architecture traditionnelle africaine. La question que je me suis posé c’était comment faire en sorte de ne pas considérer la tradition comme le passé mais comme le présent. Cela veut dire que nous réfléchissons à emmener les artistes, les curateurs, les architectes à constituer une nouvelle génération d’architectes qui vont construire des maisons en pensant à être plus écologiques. Réfléchir à comment dépenser l’énergie car celle qu’on utilise abusivement dans les bâtiments manque ailleurs, dans les hôpitaux, par exemple. Une vue partielle des participants au symposium

L.C.K. : Kinshasa devrait opter pour une architecture plus écologique et plus adaptée au climat…

B.N. : Oui. Et tenir compte du contexte climatique mais aussi culturel. Le contexte, c’est cela qui importe le plus. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons lancé ce grand projet Spinning triangles. Elsa Westreicher, ma collègue de Savvy Contemporary, à Berlin, en est la commissaire. Nous l’avons commencé à Dessau, Kinshasa est la deuxième étape du projet, la troisième sera Berlin. Nous pensons créer une école de design qui repense les choses. Nous allons y inviter des architectes de Kinshasa et de partout ailleurs dans le monde. La dernière étape sera Hong Kong.  

L.C.K. : De quoi partirait exactement cette autre façon de faire que vous voulez imprimer dans les esprits ?

B.N. : Cela partirait de nos savoirs, nos philosophies qui ont été créées ici. C’est clair et évident que les temps, le monde changent, mais l’on ne peut pas toujours importer tout d’ailleurs sans réfléchir sur la manière de l’adapter chez nous. Il faut une architecture, un design, un art localisés. Car ce qui est bon pour Kinshasa ne l’est pas à tout prix pour Yaoundé. Il peut être exporté à Yaoundé mais il faut voir comment l’y adapter.

L.C.K. : Quel souvenir vous restera-t-il de Kinshasa ?

B.N. : Un très bon souvenir. C’est la vie, le savoir. C’était bon de discuter avec des jeunes intelligents qui ont soif de savoir ce qui se passe et veulent y contribuer. Qui ne sont pas seulement là à attendre que quelqu’un vienne leur donner quelque chose. Ils voient et saisissent l’importance de leur culture. Des jeunes qui font de la musique comme de l’art et de la philosophie aussi. J’en ai entendu chanter en lingala, j’ai demandé la traduction mais même si l’on ne comprend pas les mots, la sonorité est aussi importante. Et, c’est ce que l’on trouve ici à Kinshasa et partout en Afrique. C’est ce savoir qui m’intéresse

L.C.K. : Avez-vous remarqué un type de design typique de Kinshasa qui serait inspirant ?

B.N. : Je ne suis pas resté longtemps à Kinshasa pour tout voir mais Cheick Diallo nous a montré ce qui se fait au Mali, je pense qu’ici, il y a des gens qui font pareil. Si ce n’est pas le cas, cela devrait commencer avec des échanges. Dans le contexte du design, il y a des jeunes comme Tankwey qui cherchent une voie, c’est à nous tous de l’aider à y arriver.  

 

Propos recueillis par Nioni Masela

Légendes et crédits photo : 

Photo 1 : Bonaventure Ndikung Photo 2 : Une vue partielle des participants au symposium

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