Loango ou l’appel de la mer

Samedi 11 Octobre 2014 - 5:15

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Le premier credo en matière de patrimoine, on le sait davantage aujourd’hui, consiste avant tout à promouvoir cette notion même... Pourtant, sans infrastructures dans ce domaine, le combat serait vain et vain, tout aussi bien, tout espoir dans un réel travail de sauvegarde. L’on comprend dès lors que l’une des priorités du programme présidentiel s’inscarive dans le droit fil de cette noble préoccupation. Et que Loango inaugure les chantiers du patrimoine est assez symptomatique de la volonté du chef de l’État pour obtenir la fusion entre les patrimoines historique et culturel d’une part et naturel d’autre part

La baie de Loango réunit au cœur du passé et du présent, ainsi qu’en son voisinage immédiat, en effet, la plupart des problèmes qui se posent aux jeunes États et qui pendant longtemps en ont freiné le développement. Comment conjoindre les préoccupations économiques – dont un développement du tourisme (notamment l’écotourisme) servirait de levier principal –, mais aussi celles liées à la préservation du patrimoine naturel – avec l’érosion marine qui ne cesse d’avancer ou le braconnage à combattre selon les solutions qu’inspire une pensée « durabiliste » –, lui-même intimement lié à un patrimoine immatériel dont les régnicoles, eux-mêmes, sont parfois ignorants et de l’existence et de l’importance ? C’est cet aspect immatériel que l’on trouve dans certains poèmes de Tchicaya U Tam’si (par exemple à partir d’un conte vili sur la femme-caïman), mais aussi dans tout le recueil de nouvelles loutardien (Fantasmagories). Quant à Eugène Ngoma, on se souvient de son regard lourdement réprobateur sur la complicité de ses ancêtres à propos de l’attitude face à l’esclavage (« Tu vendis tes femmes/Tu vendis tes vierges... »).

Ces deux dernières semaines, comme en prolongement des journées du patrimoine, les Congolais on eu droit à des annonces très fortes autour des grands projets liés à la baie de Loango avec, notamment, le Musée des Arts africains de Loango dont la maquette a été présentée par l’architecte belge Philippe Wilmotte. Autre architecte, autre musée, autre projet : Jean Anaclet Pembellot, lui, a conçu les grandes lignes du futur musée Ma-Loango que la société Total E&P-Congo a entrepris d’ériger en lieu et place de l’actuel, avec le concours scientifique de l’Unesco. Cette institution intergouvernementale dont on connaît par ailleurs l’intérêt pour la fameuse Route de l’esclave à reconstituer dans le cadre du patrimoine de l’humanité.

On en oublierait, presque, cette symbolique visite du ministre de la Culture, Jean-Claude Gakosso, à la famille du poète Jean-Baptiste Tati Loutard (1938-2009) en hommage commémoratif du cinquième anniversaire de sa disparition. Visite au cours de laquelle, à bâtons rompus, toute la logique de ce redéploiement en faveur du patrimoine fut dévoilée dans une ambiance empreinte de simplicité et néanmoins fort conviviale. Tout comme le dernier ouvrage de Boniface Mongo-Mboussa qui, l’air de rien, jette un pont entre l’Afrique et la Russie par l’entremise de Tchicaya U Tam’si dont certains éléments de la poétique aurait quelque chose de Tsvetaïéva... 

Alors que le préjugé raciste gouvernait les thèses pseudo-scientifiques de la plupart des ethnographes et que l’infériorité de ceux dont il était question faisait l’unanimité, quelques africanistes s’élevèrent pour tordre le cou à ce mythe. C’est ainsi que, reprenant à son compte les récits des explorateurs européens à la « découverte » de l’Afrique, Léo Frobénius fixa les mémoires, au début du siècle dernier, en décrétant que les Noirs d’Afrique étaient, avant la rencontre puis les expéditions coloniales, « civilisés jusqu’à la moelle des os ! » : « Lorsqu’ils arrivèrent dans la baie de Guinée et abordèrent à Vaïda, les capitaines furent étonnés de trouver des rues bien aménagées [...] par des hommes vêtus de costumes éclatants dont ils avaient tissé l’étoffe eux-mêmes ! Plus au sud, dans le royaume du Congo, une foule grouillante habillée de “soie” et de “velours”, de grands États bien ordonnés, et cela dans les moindres détails, des souverains puissants, des industries opulentes. Civilisés jusqu’à la moelle des os ! » « L’idée du nègre barbare [en tant qu’]invention européenne » était ainsi démontée avant même les travaux et les ouvrages de Cheikh Anta Diop qui finiront par lui donner le coup de grâce.

Et comment oublier, à la suite de Pigafetta et autres Dapper, dès le Siècle des Lumières, cette évocation du royaume de Loango par le Diderot des Bijoux indiscrets : « Le sieur Éolipile, de l’académie royale de Banza, membre de la société royale de Monoémugi, de l’académie impériale de Biafara, de l’académie des curieux de Loango, de la société de Camurau Monomotapa, de l’institut d’Érecco, et des académies royales de Béléguanze et d’Angola... » (Denis Diderot, Les Bijoux indiscrets, in Œuvres complètes, t4, p.196).

Nul doute que le développement, fût-il avant tout économique, passera forcément par la réappropriation de ce patrimoine qui, si l’on n’y prend pas garde, finira par nous échapper au point que l’on pourrait craindre une manière de perdition inscrite comme conséquence inéluctable d’une telle attitude. L’enjeu, on le voit, est vital pour tous.

Comment, dans ce cas, ne pas saluer cet appel de la mer qui nous vient de Loango et verra s’ériger la stèle « Tchivélika » ainsi que cette cité du patrimoine qui n’aura désormais plus rien à envier à la devancière et non moins prestigieuse « Île de Gorée » qui, très fortement, quoiqu’en filigrane, s’insinue en manière de comparaison ?

Raphaël Safou-Tshimanga