Les Dépêches de Brazzaville



Adoptions : solution ou échec partagé ?


C’est un quotidien qui l’affirmait la semaine dernière : l’Afrique est désormais le premier continent d’origine des enfants adoptés dans la seule France. La réalité s’impose dans le contexte français, mais aussi dans une vaste zone d’Occident où les enfants en adoption deviennent de plus en plus une réponse à un problème complexe. Stérilité des couples, dénatalité des nations, soucis de militance pour donner leur chance à des enfants africains défavorisés, manière d’atténuer les effets ravageurs sur eux de la pandémie du sida qui laisse des centaines de milliers d’orphelins africains, etc., tout justifie le recours à ce souci de constituer « des familles arc-en-ciel ». Dans un monde où la xénophobie connaît par ailleurs des avancées inquiétantes, un tel altruisme est de toute beauté.

En France, on l’a dit, mais aussi en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Italie, le problème se pose dans les mêmes termes. Les familles, qui décident de franchir le pas culturel d’abord par amour des enfants et souci de leur tendre une main qu’ils n’ont pas trouvée sur leur chemin, sont des personnes auxquelles témoigner du respect ne serait pas suffisant. Les États africains, les familles africaines devraient se réjouir de voir ainsi un de leurs petits s’envoler vers des horizons où ils sont, en principe, promis à un avenir plus radieux et plus rassurant. Un monde dépourvu de guerres, de violences, de risque d’être enrôlé dans des milices ou de mourir, tout bêtement, de la plus banale des diarrhées.

Les vingt-quatre familles italiennes venues entre novembre et décembre à Kinshasa pour prendre les enfants congolais pour lesquels elles avaient initié les procédures d’adoption, étaient (sont) animées de tels sentiments généreux. L’approche de Noël, la fête des enfants par définition, a joué comme un catalyseur. Beaucoup de ces familles italiennes espéraient faire connaître à leurs enfants d’adoption les joies des festivités de fin d’année dans un contexte de froid mais aussi de joie. Les  autorités italiennes les avaient encouragées dans cette espérance, les autorités congolaises aussi apparemment. Mais au bout du parcours est arrivé le couac qui ramène tout le monde à la brutale réalité : ce n’est pas parce qu’il y a adoption que le pays d’origine, même pauvre, n’a pas son mot à dire !

Jouant de sa souveraineté, Kinshasa a voulu imprimer son propre rythme à toutes les procédures et les soustraire à celui de l’impatience des familles occidentales. Le découragement était visible en Italie, où des paroles ont volé. « Vous n’avez pas respecté les assurances verbales données à notre ministre, Cécile Kyenge. C’est déconcertant ! », a dénoncé la ministre des Affaires étrangères, Emma Bonino. Le dépit a été d’autant plus important que dans les rangs du gouvernement à Rome, on compte aujourd’hui la première ministre d’origine africaine, Kyenge Kashetu, originaire précisément de la République démocratique du Congo.

Résumant la situation générale, Mme Cristina Nespoli, présidente d’Enzo B, une des structures qui s’est le plus dépensée pour ces adoptions, ne pouvait que s’incliner, réaliste : « Les autorités congolaises ne veulent plus subir de pression. Peut-être que la pression excessive n’a pas joué en faveur d’une solution à brève échéance. Dans tous les cas, il n’y a plus rien d’autre à faire que de respecter la décision congolaise et attendre avec patience. » Fin du premier acte, sans doute. Car les sources proches du dossier ont indiqué que ces adoptions ne seront pas possibles avant septembre prochain. Kinshasa veut examiner tous les dossiers, et pas seulement ceux des familles italiennes.

Inconscience, affairisme, abus

Le problème des adoptions déploie un miroir où se conjuguent les « nous » et les « eux » ; le « chez nous » et le « chez eux ». L’adoption renvoie aussi, c’est vrai, à une réalité d’échecs multiples. « Ces gens font valoir que ces enfants qui partent à Kinshasa vont être dans des conditions extraordinaires. On prend deux enfants à la fois pour que ces enfants, qu’on enlève à leurs familles, ne se sentent pas tout à coup perdus. Ils seront ensemble. Et on dit par exemple que le père Henri de la Kethule a ouvert un orphelinat et qu’il va payer les frais scolaires. » Ces paroles sont du prêtre jésuite belge Henri de la Kethule, bien impliqué dans le combat social en RDC, ahuri de constater récemment qu’un trafic d’enfants s’organisait en son nom !

Ainsi, les sentiments de pur humanisme ne sont jamais loin du mercantilisme vil dans un domaine aussi sensible. Le père Henri de la Kethule dénonce un « gigantesque » trafic d’enfants entre Kikwit, dans le Bandundu, et Kinshasa. Les auteurs de ce trafic persuaderaient les parents de leur confier les enfants, « prétextant les conduire dans un orphelinat créé par le père Henri, avant de les vendre aux plus offrants ». Il appelle vigoureusement les autorités congolaises à mettre fin à ce « trafic odieux » dont les auteurs profiteraient de sa notoriété à Kikwit, où il a longtemps œuvré, pour obtenir la confiance des familles.

La voix du prêtre belge se mêle aux nombreuses autres qui s’élèvent au travers de la presse « pour stopper les dérives de l’adoption internationale qui ternissent » l’image d’une pratique noble au départ, ainsi que le soulignait la semaine dernière le journal La Croix. Le journal catholique français rapporte aussi l’expérience de la cinéaste danoise Katrine Riis Kjaer, qui  a filmé pendant quatre ans l’adoption de deux enfants éthiopiens. Elle  montre les parents éthiopiens de ces enfants, malades du sida, céder à la pression d’une agence d’adoption. Ruba et Masho (4 ans) finiront pas échouer dans un orphelinat, en Éthiopie. Mais pour une affaire qui finit dans une relative happy end, combien de tragédies dont on ne saura jamais rien ! Le gouvernement danois aurait, depuis, suspendu les activités de son agence d’adoption en Éthiopie, Danadopt. « Une adoption ne doit jamais s’apparenter à une vente ou à une pseudo-vente », insiste Alessandra Aula, du Bureau international catholique pour l’enfance.

L’organisation Enfance et familles d’adoption signale de « graves irrégularités » constatées au Bénin et en RD-Congo et déconseille formellement d’entamer des procédures d’adoption en Centrafrique. Le gouvernement français a-t-il entendu les appels des humanitaires ? Vendredi 17 janvier, Paris a annoncé que « le contexte actuel en Centrafrique ne permet pas des adoptions dans le respect de l'intérêt supérieur des enfants et des familles adoptantes. Cette suspension est temporaire jusqu'à ce que les conditions de sécurité humaine et juridique soient de nouveau assurées », a assuré le porte-parole du Quai-d'Orsay, Romain Nadal.

En 2012, 1 569 enfants venant de l’étranger ont été adoptés en France (ils étaient 3 504 en 2010). Le premier pays d’origine était la Russie, suivie de l’Éthiopie, la Colombie et la RD-Congo. M. Nadal a souligné que la République centrafricaine était récemment devenue l'un des principaux pays d'origine des enfants adoptés en Afrique par les familles françaises, 66 en 2013 contre 43 en 2012. Une augmentation en France qui recoupe aussi les données présentées en Italie où, affirme l’association italienne Amis des enfants, la crise n’a en rien découragé les familles d'adopter des enfants de l’étranger.

L’Italie a connu une hausse de 8% des adoptions de mineurs l’an dernier : 228 contre 211 en 2012. Et, malgré les vicissitudes des familles italiennes à Kinshasa, la République démocratique du Congo avec 33 enfants adoptés l’an dernier se confirme pour l’Italie comme l’un des pays les plus généreux en la matière. Les autres nations des petits Italiens d’origine étrangère sont la Chine et l’Éthiopie. C’est  cette tradition consolidée qui permet, disent les associatifs, d’espérer un déblocage rapide de la situation. Le Premier ministre congolais, Augustin Matata-Ponyo, avait assuré qu’en raison des relations d’amitié avec l’Italie, ces dossiers seraient traités « en priorité et avec amabilité ».

Dans tout cela demeure la question lancinante du muet qui est pourtant au centre de toutes ces manœuvres : l’enfant. Quel est son intérêt véritable ? Il y a aussi à se demander, comme le soulignait un humanitaire, si les pays ne « vendent » pas des enfants là où leur effort devrait consister à leur créer les conditions d’un mieux-vivre ? En 2007, l’association française Arche de Zoé avait voulu exfiltrer du Tchad vers la France 103 enfants présentés comme des orphelins du Darfour. Les parents se battaient littéralement pour faire inscrire leurs enfants dans l’opération qui s’avèrera d’ailleurs un échec avec des retentissements judiciaires importants. Que les enfants soient adoptés et emmenés en Europe, que des adolescents s’encastrent jusque dans les trains d’atterrissage des avions occidentaux ou qu’ils périssent en mer dans une tentative d’entrer, à tout prix, dans la forteresse européenne relèvent peut-être quelque part un échec partagé.


Lucien Mpama