Les Dépêches de Brazzaville



Interview. Baudouin Bikoko : « J’ai découvert qu’ils avaient beaucoup d’humanité, de gentillesse »


Le photographe Baudouin Bikoko  (DR)Le Courrier de Kinshasa (L.C.K.) : Vous avez pris des fous en photo, pourquoi  ?
Baudouin Bikoko (B.B.) :
Je ne les appelle pas fous parce que je parle avec eux assez régulièrement. Ce sont des gens auprès de qui je découvre beaucoup d’humanité. Il faut leur donner l’occasion de parler, vous parler de ce qu’ils pensent de la vie, de tout ce qui se passe, ce qu’ils voient. On les traite de fous parce qu’ils passent la nuit à la belle étoile. Celui-ci est un clochard, il était fonctionnaire au ministère des Affaires sociales, c’est un ami. Quand je passe, il m’interpelle et me demande comment je vais. Mais quand je lui ai demandé comment il s’était retrouvé dans ces conditions, il s’est énervé. Il m’a rétorqué : « Pourquoi tu me demandes ça ? Cela ne te concerne pas. Pourquoi as-tu besoin de le savoir ? ». Il n’a pas voulu y répondre mais il me parle toujours en français, c’est un monsieur cultivé. Là, ce sont les alentours de l’Hôpital général, ex-Mama Yemo. Il y a lui et cette femme, elle s’appelle Eva. Quand je pense par-là, hier nous avons discuté, elle m’a salué et poursuivi la conversation. « Baudouin, na lie te (je n’ai pas mangé) ». Je lui ai donné de l’argent pour s’acheter de quoi mettre sous la dent.

L.C.K. : Vous semblez avoir sympathisé avec Eva. Pourriez-vous nous dire un peu plus sur elle  ?
B.B. :
Sur son visage, c’est du maquillage, sa façon à elle de se maquiller. Elle habite en ville et au coucher du soleil, vers 18h, c’est là qu’elle se farde, met de la poudre sur ses joues. Savez-vous ce qu’elle fait ? Elle se rend sur le Boulevard et y passe la nuit comme toutes les autres filles de joie, elle est en attente d’une clientèle ? Je ne sais le dire. Je ne sais pas si qui elle attend, mais on peut la voir du côté de la poste, devant l’immeuble Nogueira, aux alentours du Memling.

L.C.K. : Lui avez-vous posé des questions personnelles pour en savoir davantage sur sa vie  ?
B.B:
Non ! Mais je pense devoir le faire un jour. Mais, à la voir, je me suis dit que ce devait être la vie qu’elle menait autrefois et que c’est ce qu’il en reste. Un médecin m’a dit que la folie n’enlève pas toutes les facultés, il y a des étincelles qui vous rappellent votre passé. Il lui arrive de mettre une robe longue dont elle tient les bords d’une main et s’en va en direction du Boulevard. Et, tôt le matin, elle revient à son endroit habituel et se pose pour manger. Ce matin-là, je l’ai trouvée en train de manger, elle venait sûrement de faire les poubelles. Quand je l’ai prise en photo, elle commençait à prendre son petit déjeuner.Eva fouillant dans ses affaires (Adiac)

L.C.K. : Eva vous laisse-t-elle la photographier sans rechigner  ?
B.B. :
Oui, je parle avec elle avant de le faire. Mais j’ai rencontré aussi des clochards qui étaient agressifs. Et les gens me criaient de faire attention quand ils prenaient des pierres ou s’armaient de bâtons.

L.C.K. : Revenons à Eva, elle accepte de se faire prendre en photo à chaque fois que vous le lui proposez ?
B.B. :
Oui. Elle me demande d’ailleurs de lui en faire à chaque occasion. « Baudoin, lelo tokosala photo te ? (nous ne ferons pas de photo aujourd’hui ?), lui arrive-t-il de me demander quand je n’en fais pas. Et quand je lui dis que j’étais là la veille mais qu’elle n’était pas à l’endroit habituel, elle me dit qu’elle s’y trouvait mais y avait été chassée. On tient la causette.

Pouvez-vous nous raconter comment ça se passe avec Eva, elle pose pour les photos ?
B.B.:
Non, je n’aime pas faire poser les gens pour mes photos, je préfère les instantanés où les gens sont plus naturels. Je ne dis à mes modèles de se tenir dans une posture ou une autre. Dans ce cas, ils donnent une image fausse d’eux, qui n’est pas naturelle.

Le vieux Mopla (DR)L.C.K. : Si pour vous des gens comme Eva ne sont pas fous, comment les considérez-vous ?
B.B. : Ce sont des marginaux, des gens rejetés par la société, des gens dont la société se moque. Ailleurs, les fous sont pris en charge, il y a de ces pays où l’on pense qu’il n’y en a pas juste parce qu’on ne les croise pas en circulation. Pourtant il y en a plein, de ceux qui étaient ministres, des chefs d’entreprises qui ont disjoncté mais dont on prend soin. Et pour ceux que je connais, en parlant avec eux, j’ai découvert qu’ils avaient beaucoup d’humanité, de gentillesse. Et, quand il y en a qui vous adopte, vous avez envie de leur dire, viens on va aller se balader. Je connaissais un garçon à Bandal que tout le monde tenait pour un fou mais avec qui je parlais et qui venait chez moi à la maison. Il m’est arrivé de lui proposer un Coca à boire, il m’a rétorqué qu’il préférait plutôt un « Coca ya kokauka (un coca sec) ». Je n’y comprenais rien et c’est alors que j’ai appris que ça voulait dire de l’argent. Nous étions presque voisins, et un dimanche, je me rendais chez des connaissances, je lui ai dit qu’on allait se balader. Arrivé à l’adresse où je me rendais, il y avait une distance entre nous, je suis entré le premier et lorsqu’il a voulu faire comme moi, la maîtresse de maison l’a chassé. Je lui ai dit qu’il m’accompagnait et que c’était mon ami, elle était étonnée mais nous a donné deux chaises. Une fois assis, il m'a dit : « Elle me prend pour un fou ! ». N’est-ce pas intelligent ça ? Je lui ai dit de ne pas prêter attention à ce détail. J’ai plusieurs photos d’un cousin, quelqu’un de très intéressant. Il s’appelle vieux Mopla. Il a été musicien, il jouait du lokole. À l’époque où Papa Wemba avait mis en valeur cet instrument, ils avaient monté un groupe entre jeunes du quartier. Mais sans que l’on sache pourquoi, il a disjoncté. Il continue de chanter des fois. Ce sont des paroles inaudibles mais il gratte sa guitare qu’il s’est fabriquée.

L.C.K. : Qu'est-ce qui vous motive à prendre en photo des marginaux ?
B.B. : Les gens doivent savoir qu’il existe des personnes différentes de nous mais qui sont des êtres humains que l’on ne regarde pas. Certaines personnes prétendent qu’ils n’ont pas droit à la vie. Il m’est arrivé de me disputer avec quelqu'un dans la rue parce qu’ayant aperçu un fou, sans raison, il s’est mis à le caillasser. Ou encore, j’ai vu une maman tabassée à mort soit-disant que c’était une sorcière. Je suis intervenu et quelques instants plus tard, on a vu débarquer ses enfants, des grands messieurs et grandes dames. Ils nous ont appris qu’elle souffrait d’Elzeimer. Elle s’était égarée. Il avait fallu un moment d’inattention pour qu’elle sorte de la parcelle sans savoir comment revenir chez elle. L’on ne prend juste pas la peine de comprendre l’autre. Quand quelqu’un vous demande de l’aumône dans la rue, ce n’est pas une raison suffisante pour lui répondre méchamment, il suffit de répondre que vous n’en avez pas. Quelqu‘un a dit : « Nous avons appris à aller dans l’espace, nous avons appris à aller dans les profondeurs des eaux, maintenant apprenons à vivre comme des humains ».

Propos recueillis par


Nioni Masela

Légendes et crédits photo : 

Photo 1 : Le photographe Baudouin Bikoko (DR) Photo 2 : Eva fouillant dans ses affaires personnelles (Adiac) Photo 3 : Le vieux Mopla (DR)