Les Dépêches de Brazzaville



Interview. Giacomo Durazzo : « Nous prenons au sérieux les préoccupations de nos partenaires africains »


Les Dépêches de Brazzaville (L.D.B.) : La guerre russo-ukrainienne affecte la chaîne d’approvisionnement des produits de consommation courante et provoque partout la hausse des prix des denrées. Comment l’UE travaille-t-elle pour éviter une crise alimentaire mondiale ?

Giacomo Durazzo (G.D.) : Tout d’abord, je crois qu’il est essentiel de rappeler que c’est la guerre non provoquée de la Russie contre l'Ukraine qui a créé des chocs sur les marchés mondiaux, fait augmenter les prix des denrées alimentaires et de l'énergie et exacerbé les fragilités existantes résultant de deux années de pandémie de covid-19. Une guerre qui cause des souffrances bien au-delà de l'Ukraine, notamment en Afrique où la confluence des trois principaux défis – énergétique, l'insécurité alimentaire ainsi que les risques macro-économiques – est particulièrement grave.

La sécurité alimentaire est donc une priorité. Pour l'aborder dans ses différentes dimensions, l'UE travaille sur une réponse qui comprend plusieurs volets d'action : la solidarité par l'assistance humanitaire, couplée à un soutien à l'accessibilité alimentaire et à la stabilité macroéconomique ; la collaboration avec plus de soixante pays partenaires pour stimuler la production et la résilience des systèmes alimentaires  et enfin, le renforcement du commerce agricole  afin de faciliter l’acheminement des céréales ukrainiennes sur les marchés mondiaux.

A ce titre, nous agissons premièrement dans le cadre d'une approche Equipe Europe, afin de combiner le soutien financier de l'UE et de ses États membres et de l'Alliance mondiale pour la sécurité alimentaire du G7, qui intègre certains aspects-clés de l’initiative française Farm. Nous soutenons également le travail du Groupe de réponse aux crises mondiales des Nations unies, ainsi que l’appel à l’action des Etats-Unis sur la sécurité alimentaire.

Le principal problème est le blocus russe sur les exportations de produits agricoles d'Ukraine, qui est l'un des greniers du monde. Plus de vingt millions de tonnes attendent actuellement d'être expédiées, créant de grandes pénuries et des augmentations de prix sur les marchés internationaux, alors qu’aujourd’hui, 750 millions de personnes, se trouvant principalement en Afrique et au Moyen-Orient, dépendent à plus de 50 % des exportations de blé ukrainien et russe.

L.D.B. : Les sanctions prises contre la Russie se justifient, entre autres, par l’opération militaire déclenchée contre l’Ukraine en février. Les conséquences de celles-ci se répercutent sur les économies africaines. Quelle politique l’UE a-t-elle mis en œuvre pour aider l’Afrique à contenir leurs effets ?  

G.D. : Permettez-moi d'être clair sur les sanctions de l'UE contre la Russie : leur seul but est de porter cette agression brutale à une fin le plus rapidement possible. Ces sanctions ont été conçues pour garantir que le commerce des produits essentiels ne soit pas affecté. Elles n'interdisent pas l'exportation de produits agricoles vers des pays tiers, y compris ceux d'Afrique.

Toutefois, nous prenons très au sérieux les préoccupations de nos partenaires africains en matière de sécurité alimentaire – c'est une priorité de l'UE tout autant que de l'Union africaine (UA). Globalement, notre priorité immédiate est d'apporter une aide concrète aux populations les plus vulnérables dans les régions les plus touchées. En tant qu’Equipe Europe, nous avons promis un milliard d'euros pour différents pays d’Afrique subsaharienne. Nous avons également mis en place une facilité alimentaire de 225 millions d'euros pour aider rapidement nos partenaires en Afrique du Nord - la région la plus dépendante des approvisionnements agricoles de l'Ukraine et de la Russie.  

En coopération avec l'UA, nous voulons aussi augmenter et améliorer les capacités de production durables. En République du Congo, cette démarche vient en complément de toutes les actions que nous menons déjà et que nous allons intensifier pour soutenir le secteur agricole afin de stimuler la production et la résilience de son système alimentaire.

D’une part, il s’agit d’encourager le pays à réduire sa très grande dépendance aux importations et à améliorer significativement son taux de production agroalimentaire. D’autre part, l’Equipe Europe souhaite contribuer à la diversification du paysage économique vers notamment un système agroalimentaire durable et résilient.  Renforcer l'autonomie alimentaire du pays tout en créant des emplois décents est une priorité absolue de notre partenariat. C’est ainsi que de nombreuses actions visant la stimulation de la production locale, par exemple dans les filières manioc, maïs, aviculture, fruit et légumes ou encore cacao sont déjà en cours.

Au-delà de ces aides, les préoccupations exprimées par les dirigeants africains nécessitent que nous identifions les problèmes concrets qui pourraient exister en raison des actions russes qui pourraient affecter les achats de céréales ou d'engrais. Nous sommes prêts à en parler avec les autorités afin d'identifier les causes réelles des obstacles auxquels les pays africains sont confrontés et de travailler à trouver des solutions.

C’est dans ce sens que le Haut-Représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, a adressé un courrier aux ministres des Affaires étrangères de chaque pays africain en donnant instruction à tous les ambassadeurs de l’UE de se mettre  à la disposition de leurs autorités d'accréditation et de transmettre rapidement leurs questions, réactions et propositions.

L.D.B. : La situation actuelle entre l’UE et la Russie se caractérise par une absence totale de dialogue. Comment peut-on envisager une sortie de crise dans ces conditions ?

G.D. : Dans ce conflit, nous ne sommes pas les belligérants.  Ce n’est pas l’UE qui est partie en guerre. C’est la Russie, et la Russie seule, qui a décidé, au mépris de tous les efforts de conciliation et de dialogue répétés menés par l’UE avec nombre de pays et d’organisations, d’attaquer un pays voisin souverain, pacifique et démocratique, qui ne l'avait pas menacée ni provoquée.

Cet acte de guerre constitue une violation caractérisée du droit international et des principes fondamentaux de la coexistence humaine patiemment et laborieusement forgés par les Nations unies au sortir du cataclysme de la Seconde Guerre mondiale, précisément pour qu’il ne se répète jamais. C’est à ce titre que l'UE et ses Etats membres ont tenu à réaffirmer leur engagement à soutenir l'indépendance, la souveraineté et l'intégrité territoriale de l'Ukraine.

Nous soutenons donc toute initiative visant à établir des négociations entre l’Ukraine et la Russie pour arriver à un cessez-le-feu, mais sans conditions irréalistes. Depuis peu, on voit des efforts qui pourraient aboutir à ouvrir la voie aux stocks de blé et aux semences bloqués dans les ports ukrainiens vers les pays qui en ont le plus besoin. L’UE ne peut qu’encourager une telle initiative.

L.D.B. : Ne pensez-vous pas que le fait de continuer à armer l’Ukraine ne fera qu’envenimer les tensions entre les pays en conflit ?

G.D. : Vous le savez, l’UE est née des cendres laissées sur le continent par la Seconde Guerre mondiale. Le projet européen a pour fondement la paix, l’UE rejette la guerre et œuvre pour assurer la paix partout dans le monde, raison pour laquelle le Prix Nobel de la Paix lui a été attribué. Nos armes sont avant tout pacifiques : politiques et diplomatiques, économiques et financières, humanitaires et culturelles…   

Comme vous le savez également, l’UE a mis en place d’importantes sanctions économiques et financières, pour obliger la Russie de mettre fin à sa guerre contre l’Ukraine.  Ce qui importe avant tout pour nous, c’est de soutenir l’Ukraine dans sa lutte existentielle contre la Russie. Nul en Europe ne doute du fait qu'une nation qui défend si courageusement nos valeurs ait sa place dans notre famille européenne. Le Conseil européen vient d’accorder à l’Ukraine le statut de pays candidat de l’UE; le pays sera à terme membre de notre Union. 

Entretemps, notre soutien envers l’Ukraine et notre solidarité avec ce pays attaqué se matérialisent aussi par la livraison d’armes et d’autres équipements militaires. Ce soutien fait une différence sur le champ de bataille en permettant à l’Ukraine de résister et d’obliger la Russie à négocier, car il n’y a pas de solution militaire à ce conflit. L’engagement de l’UE et de ses Etats membres continuera aussi longtemps que nécessaire. Car nous sommes confrontés à une tentative flagrante de réécrire des règles de notre système international. La Russie n'essaie pas seulement de saper toute l'architecture de sécurité européenne, les principes d'Helsinki qui ont rendu tous les pays européens plus sûrs, y compris la Russie. Elle viole également la Charte des Nations unies, qui stipule que les pays "s'abstiendront de recourir à la menace ou à l'usage de la force contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de tout État". Nous ne pouvons pas permettre que cela arrive.

 

 


Propos suscités par Guy-Gervais Kitina

Légendes et crédits photo : 

L'ambassadeur de l'UE au Congo, Giacomo Durazzo/ DR