Les Dépêches de Brazzaville




Mwana Okwèmet (17)


17- Singa ou la course au pouvoir

En ces jours de malheur qui frappèrent Assonni courant l’année 1913, Ibara E’Guéndé revenu à Bèlet observa la scène de loin. Son surnom E’Guéndé qui signifie l’inébranlable, l’incorruptible  fit merveille. Il resta opiniâtre sur l’article de la signature des lettres de capitulation qu’on lui demandait d’aller signer à Pombo sous peine d’une nouvelle guerre à Bèlet. A la nouvelle de l’arrivée imminente d’une escouade de Chéchias rouges chargée de le capturer, E’Guéndé réagit de façon démonstrative. Il sortit l’écharpe tricolore française de la malle où, jadis, son père l’avait enfouie et la brandit aux habitants en s’écriant :

  • Cette chose est la source de nos maux et la prison où les Falaçais veulent nous jeter. Père devina et comprit avant l’heure le danger de cette chose en échange de laquelle on lui exigea de payer un tribut amoral, sans repère avec nos traditions. C’est pourquoi, il refusa de porter cette chose. Or, après nous avoir exterminer pour nous obliger de payer le tribut à cette chose, voici qu’on nous oblige de nous renier sous peine d’autres morts.

Ayant ainsi parlé, il accrocha la « chose tricolore » sur une traverse du seuil de sa véranda et ajouta, en indexant l’écharpe bleu blanc rouge flottant au vent autour de la traverse :

  • Souvenez-vous à jamais que mon père fut assassiné ici, devant sa maison. Son seul tort fut d’avoir refusé de porter cette chose. Moi non plus, je ne porterai jamais cette chose. Quant à ceux qui se précipitent ici pour commettre un nouveau bain de sang, je les exhorte de s’en tenir à leur chose que voici. Qu’ils la reprennent, qu’ils nous laissent tranquilles et qu’ils s’en aillent !

Pacifiques, E’Guéndé et ses frères quittèrent Bèlet vers un nouvel exil, afin d’épargner le village des affres d’un nouveau martyre.

Au moment où il se dirigeait vers un nouvel exil à Eygnami, la situation politique et militaire dans le Bassin de l’Alima-Nkeni était globalement en faveur des colons français.  De Gamboma à Boka en passant par Epougnou, de Pombo à Osselé en passant par Oko’o-a-Ngatsono et Ibangui, les Français tenaient fermement le bon bout et avaient une vision claire de la suite de leur aventure. Aussi, le discours d’Ibara E’Guéndé sonnait-il faux dans certaines oreilles dans lesquelles le réquisitoire du fils du résistant avait les accents d’un combat d’arrière-garde, la bataille décisive étant déjà perdue.

Défaits par un ennemi puissamment armé devant lequel leurs sagaies et autres fusils à pierre n’avaient pas fait le poids, les Mbochis abandonnèrent le principe de la résistance et amorcèrent une dynamique de collaboration avec les Français. Selon toute évidence, ceux-ci les attendaient à ce tournant. Après avoir levé le bâton sur la tête des réfractaires à leur présence dans le Bassin de l’Alima-Nkeni, ils déroulèrent la seconde phase de leur plan en alléchant l’élite de l’aristocratie terrienne mbochie et ngangoulou par l’odeur d’une carotte aux vertus diaboliques.

 

En effet, dès 1908, alors que commençait la guerre provoquée par l’impôt de capitation, les colons expérimentèrent un découpage territorial le long de l’Alima en y érigeant trois chefferies à Idou’ou, à Pombo et à Tongo. Ces chefferies furent de véritables chevaux de Troie dans le jeu de la pax gallica, pour un retour au calme dans la direction tracée par les Français. Ngatsono, Ondongo m’Ongyèlè, et Lessombo établis chefs dans les localités précitées régnaient comme des princes. Ils étaient transportés sur des palanquins, escortés par des miliciens armés jusqu’aux dents qui signalaient l’entrée dans chaque village par de furieux tirs nourris. La pompe et le décorum de ces nouveaux roitelets firent des émules.

Lorsque Ibara E’Guéndé prit une nouvelle fois la route de l’exil, il ignorait que la « chose tricolore » qu’il venait de fustiger était un attribut du pouvoir qui exercerait sous peu sur ses compatriotes une séduction diabolique. Localement désigné par le vocable « singa », la corde, parce qu’on la nouait autour du corps, l’écharpe tricolore devint rapidement l’objet d’une véritable course au pouvoir.  Les membres de l’élite de la noblesse terrienne se bousculèrent pour ceindre le «singa «  autour des reins. Dans le chamboulement social et politique provoqué par la secousse coloniale, chaque aristocrate digne de ce nom ne voulait pas rater la place qui lui revenait dans le nouvel ordre politique qui naissait sous les yeux. Pour ces aristocrates, à contrario d’Obambé Mboundjè, homme d’affaires avisé, guérisseur et fabricant d’outils, leur relation avec les étrangers ne se déclina plus en termes d’échanges léonins ou équilibrés avec la communauté mbochie mais, en termes de ce qu’individuellement chaque aristocrate gagnait dans le nouvel ordre politique. Se battre pour devenir chef de terre fut l’obsession de chaque aristocrate terrien. Dans cette course au pouvoir, on vit des scènes qui retournèrent Obambé Mboundjè dans sa tombe. Les Ebamis, les Blancs, naguère méprisés jusqu’au-delà de la mort, traités comme des pestiférés, affamés par des embargos, changèrent subitement de statut social et passèrent au-dessus du statut aristocratique de ceux qui les méprisaient. Courtisés par des intermédiaires efficaces, les méprisés prirent leur revanche : ils devinrent des faiseurs de princes. Ce changement de statut bouleversa complètement les rapports humains entre les anciens agresseurs et leurs victimes. Dans le peuple on continua de chanter « qu’il n’y a rien de plus méprisable que la dépouille d’un Blanc » mais, désormais, on le respectait, on le craignait. Ce n’est que plus tard, au jour des travaux forcés, qu’un mépris teinté de haine réapparut contre l’homme blanc. Avec l’institution de la nouvelle chefferie, l’acte colonial prit définitivement son envol dans le Bassin de l’Alima-Nkéni. On passa au palier suivant de la pax gallica, la paix française. (A suivre)

 

 

 

Ikkia Ondai- Akiéra