Les Dépêches de Brazzaville




Mwana Okwèmet, le fétiche et le destin (32 et fin)


32-Destin de femme

L’arrivée de Dieudonné Elenga dans la vie de Mwana Okwèmet ranima chez la jeune femme le souvenir des incantations du vieil Ikama Oyélé.  Elle se souvenait de la matinée brumeuse au cours de laquelle sa mère, désespérée par la toute puissance des miliciens qui lui volaient sa fille, l’avait conduit chez le vieux thaumaturge pour tenter de conjurer le sort. Ikama Oyélé lui avait prédit un destin de femme unique en son genre sous la protection d’une vipère à deux cornes. Son odysée avec son ravisseur venait de s’achever par une double victoire. D’une part, elle avait réussi à garder Lucie, le fruit de ses entrailles et, d’autre part, elle avait réussi à séduire un homme dans les bras duquel elle s’était agrippée comme sur une bouée de sauvetage et se sentait en sécurité comme sur un rocher.

Au début des années 1940, le train-train quotidien de Bèlet fut bouleversé par un coup de tonnerre : quelqu’un rapporta avec beaucoup d’émotion que Mwana Okwèmet était vivante, on l’avait vue à Brazzaville ! Incrédules, les gens avaient de la peine à croire cette nouvelle. Depuis qu’elle avait quitté Djambala, on avait perdu toute trace d’elle.  Désespérée, sa mère était morte de chagrin. A cette époque, Brazzaville était regardée dans l’imaginaire populaire comme une citée hostile, oppressive, faite de frustrations et s’apparentait à une prison à ciel ouvert. Brazzaville rebutait. Ceux qui s’y aventuraient revenaient avec des récits peuplés de méchants et de brutes qui se laceraient à longueur de journées. Il n’était pas de bon ton de donner du crédit à des ragots jetés au passage d’une automobile.

La probabilité de la présence de sa cousine à Brazzaville jeta aussitôt Kassambé sur la route. Il voulait avoir le cœur net et surtout, il estimait que la comédie avait trop duré et, était maintenant décidé d’arracher sa parente des mains miliciennes et la ramener au village. Il déboula à Brazzaville et, au bout d’une recherche laborieuse, il retrouva Dieudonné Elenga, Lucie et Ngalefourou. Il n’en revenait pas. Il tomba sous le charme de ce beau-frère venu des parages d’Ossèlè et fut encore plus surpris d’apprendre que celui-ci était le parent de Folie Avortée qu’il avait sauvé jadis sur la rive de Bofor lorsque Gbakoyo menaçait de le noyer. Kassambé essuya un refus ferme mais poli des deux époux lorsqu’il les suggéra de quitter la vie périlleuse de Brazzaville pour reprendre le cours tranquille d’une vie villageoise.

Quelques années passèrent, Bèlet fut de nouveau secoué par un coup de tonnerre. Cette fois-ci, l’arrivée de Mwana Okwèmet et sa famille créait l’évènement. Une onde de choc traversa le village de tous les côtés et sortit les vieillards du fond des cases. L’émotion était à son comble. On pleurait, on improvisa des danses. Cela faisait déjà neuf ans depuis 1935 qu’elle n’avait plus foulé la terre de son village. On l’avait crue morte ou emmenée dans un pays inconnu. Ibara E’Guéndé, Etumba-la-Ngoungou,  sa mère Lembo’o et d’autres figures de sa jeunesse n’étaient plus de ce monde.  Dimi Lemboffo, qu’une vie sportive avait endurci, restait égal à lui-même. Il était devenu le nouveau patriarche de la maison d’Obambé Mboundjè.

La visite de Mwana Okwèmet et son époux à Bèlet n’avait pas seulement un but  touristique. Dieudonné Elenga et sa femme étaient venus honorer Obambé Mboundjè et attendaient de lui un miracle. En effet, un guérisseur avait révélé aux deux époux que le couple ne pourra enfanter qu’au terme d’un pèlerinage sur la tombe du père de Ngalefourou. Une fois sur les lieux, celle-ci évoqua longuement toutes les épreuves que la brutale disparition d’Obambé Mboundjè lui avait causées. Conformément aux prescriptions du guérisseur, elle préleva la terre de la tombe paternelle. Plus tard, elle frotta cette terre sur son ventre afin de le purifier et de libérer les voies invisibles de la fécondité.

Cet exorcisme ne fut pas sans résultat. Une nouvelle fois, le ciel accourut à l’appel de Mwana Okwèmet.  Le fétiche okwèmet fut au rendez-vous. Quelques jours avant de quitter Bèlet, le miracle s’était accompli : un jour elle annonça, rayonnante, la bonne nouvelle à son conjoint, elle attendait un enfant.

A Brazzaville, cette grossesse voulue, recherchée et assumée était à contre-courant des idées de la société de cette époque. Des commérages nourrirent des causeries malveillantes au quartier Ouenzé où la famille Elenga s’était établie. La quarantaine sonnée, Mwana Okwèmet était regardée comme une grand-mère. Sa grossesse fut raillée. A l’infirmerie de la M’Foa, siège de l’actuelle école de la M’Foa, elle partagea la salle de la maternité avec des jeunes mères moins âgées que sa fille Lucie et dut soutenir des regards interrogateurs lorsqu’elle se débattait à donner la tétée à son bébé. Ses mamelles ne produisaient pas de lait, le nouveau- né fut nourrit avec le lait industriel. Cet enfant, un garçon, lumière de ses parents, reçut tous les noms du monde entier. Son père se souvint de son patron français et le prénomma Robert. Dieudonné lui préféra le patronyme Mbossa au détriment de son propre patronyme Elenga, en mémoire de son frère aîné, Albert Mbossa, disparu quelques années plus tôt. Mwana Okwèmet apporta aussi sa touche à ce musée humain de la mémoire : elle surnomma l’enfant du nom de son père et l’appela Obambé Mboundjè !

Après la naissance de Robert, Mwana Okwèmet et son mari choisirent de résider définitivement dans l’agglomération de Brazzaville. Il y avait dans ce choix comme une réponse logique à l’appel du destin. Dieudonné et Ngalefourou, aux itinéraires de vie si différents, réunis par l’amour sous un même toit, étaient devenus les pionniers d’un monde en devenir que la ville de Brazzaville couvait jalousement. Ils furent parmi les témoins de la lente mutation de cette agglomération, sa construction et son peuplement.

Mwana Okwèmet vécut centenaire. La prédiction que fit jadis le thaumaturge Ikama Oyélé se révéla exacte. Lucie Na’mbesse, reine de beauté courtisée par le tout Brazza, mourut en 1986 sans enfants. Elle était fière de son ascendance baya et tenta sans résultat   de retrouver les parents de son père. Après la mort de Lucie, Ngalefourou fut de nouveau bouleversée en 1991 : la mort lui arracha Dieudonné.

Elle passa ses dernières années entourées de l’amour de sa nombreuse descendance née de son unique fils Robert. Elle évoquait la mémoire de ses parents, Bèlet, ses camarades d’enfance, les chansons, des devinettes et certains tours de sa prime enfance. Un jour de 2004, son âme s’envola vers Bèlet rejoindre son père qui veilla sur son destin de femme durant les cent ans de son passage terrestre. (fin)

 

 

 

Ikkia Ondai Akiera