Forum Forbes Afrique : entretien avec Paul Derreumaux, économiste et président d’honneur du groupe Bank of Africa

Vendredi 25 Juillet 2014 - 10:55

Abonnez-vous

  • Augmenter
  • Normal

Current Size: 100%

Version imprimable

Paul Derreumaux, économiste et Président d’honneur du Groupe Bank of Africa (©DR)

Quel lien peut-on faire entre sous-bancarisation et développement ? En quoi le fait que le continent soit sous-bancarisé nuit-il au développement économique de l’Afrique ?

La principale raison est que l’accès des clients aux banques, entreprises et particuliers, est le point de passage obligé pour la distribution du crédit. Cela permet le financement de l’expansion de leurs entreprises ou la satisfaction de leurs besoins personnels. La bancarisation fait également partie des stratégies de développement des États, car elle concourt à une meilleure intégration des économies. Mais on peut avancer d’autres avantages à la bancarisation. Pour les particuliers notamment, la bancarisation signifie l’élargissement des moyens de paiement à leur disposition et la possibilité de s’abstraire de la dépendance totale vis-à-vis des règlements en numéraire. On peut également avancer des raisons de sécurité : avec la présence des agences bancaires, les avoirs en numéraires de chaque personne peuvent se transformer en avoirs scripturaux, moins susceptibles d’être volés.

L’Afrique francophone est particulièrement en retard en la matière. Comment peut-on l’expliquer ?

Il y a vraisemblablement de nombreuses raisons à cela, mais le principal facteur est sans doute que le développement des réseaux et de l’industrie bancaire s’est effectué avec décalage entre l’Afrique francophone et l’Afrique anglophone, où dès les années soixante-dix, des banques privées locales ont dynamisé ce secteur. En Afrique francophone, le secteur a été dominé jusque dans les années quatre-vingt par deux types de banques : les banques étrangères, notamment les trois grandes banques françaises présentes en Afrique, qui s’occupaient presque uniquement de la clientèle des grands groupes hexagonaux et des crédits à court terme. À côté de cela, les banques de développement étatiques faisaient des crédits à moyen terme, mais étaient en général très mal gérées, avec des portefeuilles de crédits défaillants très importants. L’objectif premier de ces banques n’était pas la bancarisation et l’élargissement de leur clientèle. Dans les années quatre-vingt, en Afrique de l’Ouest et centrale, un véritable cataclysme bancaire s’est produit. Les grandes banques d’État ont fait faillite : les banques françaises en difficulté ont « réduit leur voilure » et les premières banques privées à capitaux africains se sont constituées, dont par exemple Bank of Africa et Ecobank. Ces banques ont eu une autre approche de la profession puisque, pour assurer leur existence et leur croissance, il leur fallait chercher tous les types de clientèle possible.

Comment peut-on combler ce retard ? Peut-il être rattrapé ou est-on condamné à attendre vingt ans ?

Les taux de bancarisation ont déjà quasiment doublé dans les quinze dernières années en Afrique francophone, passant de 5% à 10% environ, et ce mouvement va se poursuivre. Il a aussi beaucoup avancé dans les autres régions, si bien que l’écart s’est maintenu. Lorsque les blocs régionaux en avance vont arriver à des taux de bancarisation compris entre 50 et 70%, leur progression va se ralentir et le fossé se comblera peu à peu. Avec la croissance économique soutenue du continent, la bancarisation de l’Afrique francophone devrait s’accélérer et, à mon avis, il ne faudra pas dix ans pour passer de 10 à 20%. Chaque pays a lancé une politique de construction d’agences et de réseaux entre les pays. Ce mouvement s’est amplifié à partir de 2005 à la faveur de deux évènements majeurs. D’abord, la recapitalisation des banques au Nigéria, qui les a quasiment obligées à chercher à s’implanter ailleurs afin de rentabiliser des capitaux propres très importants. Et en même temps, la venue progressive des banques marocaines, qui se trouvaient dans une phase de relative stagnation dans leur pays et cherchaient de nouveaux territoires. Cela a renforcé les réseaux subsahariens qui existaient, a contribué à densifier la concurrence ainsi qu’à amplifier les mouvements de création de produits et d’agences, avec donc un effet global très positif sur le niveau de bancarisation.

Quel rôle les États peuvent-ils jouer pour accompagner ce mouvement ?

L’État dispose à la fois de moyens coercitifs et incitatifs. Il peut imposer les règlements par virement dans certains cas, notamment pour ses paiements à ses propres agents, ce qui se fait dans certains pays. Il peut imposer ou faciliter les paiements par chèques. Il peut aussi, par des moyens incitatifs, faciliter l’installation des banques dans les régions les plus reculées. Mais ce sont surtout d’autres facteurs qui vont essentiellement contribuer à l’évolution : la compétition entre les banques, le développement économique, la concurrence avec les sociétés de télécommunication qui vont tendre à empiéter sur le domaine d’intervention des banques, voire se transformer elles-mêmes en banques. En effet, il y a déjà en Afrique, de façon globale, trois fois plus de gens qui ont un téléphone mobile que de gens qui ont un compte bancaire. D’autres révolutions technologiques vont ouvrir de nouvelles possibilités.

On cite souvent, parmi les freins à la bancarisation, les montants de dépôts minimum très élevés, les faibles taux d'intérêt sur l'épargne, etc. Pourquoi le secteur bancaire n'arrive-t-il pas encore à être attractif pour l'épargnant moyen ? Quelles évolutions peut-on imaginer ?

Je suis étonné de ce que vous me dites, car en Afrique de l’Ouest, le montant minimal pour l’ouverture d’un compte a considérablement baissé. Il fallait 1 million de FCFA dans les années 1980 ; maintenant, il est souvent demandé un minimum de 50 000 FCFA, ce qui nous place sous le SMIC dans beaucoup de pays. En deçà de ce montant existent en outre toutes les organisations de microfinance. Par ailleurs, les taux des comptes sur livret sont de l’ordre de 3,5% dans l’Union économique et monétaire ouest-africaine, ce qui est raisonnable comparé notamment aux taux français. En revanche, les taux de crédit restent élevés, car le coût du risque reste fort pour les banques pour deux principales raisons. D’abord, parce que les entreprises sont fragiles et que beaucoup tombent en défaillance ; ensuite, parce que, dans ces cas, la justice fonctionne mal pour la récupération des créances. Les banques sont donc obligées de provisionner des montants extrêmement élevés. Mais les moteurs de la bancarisation sont plus la facilité de transaction ou d’accès au crédit, etc. que le taux d’épargne.

Comment les banques africaines peuvent-elles aussi mobiliser l’argent de la diaspora au service du développement ?

Les banques sont encore assez en dehors de ces circuits. Pour les transferts d’argent, les gens utilisent en premier lieu le circuit informel, en confiant de l’argent à quelqu’un, puis les sociétés de transfert express. Or les banques peuvent jouer un rôle important, notamment en faisant baisser les coûts de ces transactions. Ainsi l’argent de la diaspora pourrait être mieux mobilisé au service de l’investissement pour le développement. La double bancarisation se développe lentement car la communauté est méfiante, mais je crois beaucoup à cette approche. C’est pour cela que nous avons créé BOA-France afin que le migrant qui a un compte ouvert en France puisse utiliser ses disponibilités dans les agences Bank of Africa en Afrique.

Propos recueillis par Rose-Marie Bouboutou

Légendes et crédits photo : 

Paul Derreumaux, économiste et président d’honneur du groupe Bank of Africa (© DR).