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Francine Ntoumi, présidente de la Fondation congolaise pour la recherche médicale : « Peut-on parler de la recherche au féminin ? »

Dimanche 2 Mars 2014 - 22:45

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Femme de caractère à la tête de la FCRM depuis cinq ans, Francine Ntoumi nous livre sa vision de la recherche médicale en Afrique et au Congo en particulier. Un tour d’horizon avec la place de la femme en filigrane

Francine NtoumiLes Dépêches de Brazzaville : Quel est l’état de la recherche en général et de la recherche biomédicale en particulier en Afrique ?
Francine Ntoumi : Le dynamisme de la recherche est évalué par des indicateurs tels que les publications et les brevets. En ce qui concerne la recherche biomédicale, qui est mon domaine, le continent africain porte le plus lourd fardeau de la maladie dans le monde, mais c’est aussi le continent qui investit le moins dans la recherche, le développement et l’innovation. Un certain nombre d’initiatives internationales, régionales, panafricaines (par exemple le plan d’action d’Accra, la déclaration d’Abuja de 2001) ont souligné la nécessité d’investir dans la recherche sur les maladies qui prédominent dans nos pays. Mais très peu de pays investissent ne fut-ce que 1% de leur PIB. La recherche actuelle vit donc essentiellement de subventions allouées par des organismes en dehors du continent.
Même si des progrès notables sont observés (en Afrique du Sud, au Nigeria et au Kenya) tirant le train de la recherche biomédicale, l’Afrique subsaharienne publie moins de 10% de l’ensemble des publications mondiales, l’Afrique centrale est la moins dynamique des quatre régions et la République du Congo est encore à la traîne.

LDB : Au-delà des investissements sous-dimensionnés, quels sont les points critiques freinant la recherche ?
F.N : La masse critique de personnel qualifié capable de servir valablement les besoins de la recherche n’existe pas. Ce qui signifie que les équipes de recherche sont généralement bancales. Le personnel comme les techniciens supérieurs sont essentiels dans un laboratoire, mais cette profession n’est pas encouragée et, par exemple, la fonction d’ingénieur de recherche, qui est un niveau supérieur au technicien, mais en dessous du chercheur ayant un doctorat, n’existe pas au Congo. Il est nécessaire d’avoir ce personnel généralement très qualifié pour le travail de routine, mais aussi pour l’encadrement. À la FCRM, nous mettons un accent particulier sur la formation continue des techniciens de laboratoire.

LDB : Et qu’en est-il de la représentativité des femmes ?
F.N : Depuis la grande manifestation pour le droit de vote des femmes le 21 juin 1908 à Londres, la place des femmes dans la société s’est améliorée et, bien entendu, ce changement est visible dans les universités où de plus en plus de jeunes filles sont inscrites. Malheureusement, comme dans bien des cas, très peu de femmes accèdent aux postes universitaires importants. En Afrique subsaharienne, et en République du Congo en particulier, aucune femme n’a encore accédé au rang de recteur ou même de vice-recteur, et le nombre de femmes professeurs titulaires reste très limité. Pourtant, il existe au Congo-Brazzaville un ministère de la Promotion de la femme et de l’Intégration de la femme au développement. On peut donc raisonnablement penser qu’une stratégie existe pour que les femmes puissent intégrer tous les domaines du développement, et de la recherche en particulier qui en est le moteur même…
À l’université Marien N’Gouabi, les jeunes filles en licence et master sont de plus en plus nombreuses et elles obtiennent des notes et mentions que leurs collègues masculins peuvent leur envier. Alors où est donc cette stratégie pour les encourager à aller plus loin ? L’avenir de la femme congolaise ne se résume pas à la couture, la coiffure et aux soins esthétiques ! Il est temps d’encourager d’autres ambitions…
Il est vrai que la première femme présidente de Harvard a été nommée en 2007 et qu’en Europe de l’Ouest, dans son ensemble, le faible niveau de représentation des femmes aux postes de direction des universités est en contraste frappant avec le nombre élevé de femmes inscrites, plus de la moitié des étudiants universitaires.

LDB : Après 50 ans d’indépendance, où sont les femmes congolaises à l’université, dans les centres de recherche publics ou privés ?
F.N : Elles sont fantomatiques… La Fondation congolaise pour la recherche médicale (FCRM) est un exemple unique dans le pays, et probablement en Afrique centrale : fonctionnant avec des subventions publiques et privées, elle conduit des activités de recherche en lien direct avec la santé de la population congolaise et la formation des jeunes Congolais. De plus, elle fait la promotion de la recherche par des actions de visibilité basées sur des résultats validés internationalement puisque les travaux qui y sont conduits sont publiés dans de grandes revues scientifiques. La FCRM est la seule institution dans le pays à avoir publié dans le journal américain Science. Une femme congolaise a réussi là ou aucun homme congolais n’était encore parvenu puisque je me suis vu remettre le Prix scientifique de l’Union africaine en 2012… Et pourtant, le pays s’est très peu approprié ces victoires. À croire que la science représente peu de choses pour notre pays.
Malgré tous ces faits d’armes, après plus de cinq années à la présidence de la FCRM , Congolaise de nationalité (malgré plus de quarante ans passés à l’étranger), je suis souvent considérée comme un ovni par mes collègues chercheurs congolais et peut-être par les femmes congolaises elles-mêmes. Pourquoi ? Je n’ose croire qu’il s’agisse d’une mise à l’écart sexiste…

LDB : Homme, femme… la distinction a-t-elle encore un sens ?
F.N : 
Élevée dans une famille de six enfants, étant la seule fille et l’aînée face à un père exigeant, j’ai appris la compétition et surtout à ne jamais me sentir diminuée parce que j’étais une femme. Ma carrière n’a jamais été guidée par le genre et très peu par ma couleur. Bien au contraire, dans un monde où le politiquement correct veut qu’il y ait une représentativité féminine, une représentativité ethnique, etc., j’en ai souvent tiré des avantages, car très peu de femmes africaines exercent dans la recherche, particulièrement dans mon domaine, le paludisme.
L’émergence du pays en 2025 devra se faire avec tous et toutes et avec des femmes aux plus hauts niveaux universitaires et dans la recherche, mais cela suppose une remise en question immédiate de la place de la femme dans le système éducatif congolais.

Professeur, Francine Ntoumi à fait un parcours sans faute (université Pierre-et-Marie-Curie, doctorat à l’institut Pasteur…). Elle a par la suite sillonné l’Afrique en menant des recherches de fond. Détentrice d’un PhD, elle a publié plus de 50 articles dans des revues scientifiques du monde entier. En 2008, elle crée la Fondation congolaise pour la recherche médicale en vue de contribuer au renforcement des capacités de recherche en santé au Congo

Propos recueillis par Rose-Marie Bouboutou et Carole Moine

Légendes et crédits photo : 

Francine Ntoumi, chercheur ©DR