Francophonie et féminisme : Suzanne Dracius brise les tabous et combat les croyances féminicides

Vendredi 27 Novembre 2020 - 12:33

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En ce cinquantenaire de la Francophonie, l’ambassade de France en Irlande a réuni sur visioconférence des écrivaines francophones engagées pour croiser leur regard sur le monde d’aujourd’hui. Parmi ces écrivaines de renom, nous avons échangé avec l’Antillaise Suzanne Dracius.

Les Dépêches du Bassin du Congo : Pourquoi lier la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes et le cinquantenaire de la Francophonie ?

Suzanne Dracius : C’est une idée de l’ambassade de France en Irlande qui me convient à merveille, moi qui écris depuis des lustres qu’il y a double peine à être non seulement descendante de personnes esclavagées, mais femme, voire triple peine, multiple peine, et j’en sais quelque chose, dans mon suprême métissage, puisque j'ai en moi quatre continents et demi, de multiples résidus de cultures qui, chacune, charrient un lot de violences à l’encontre des femmes plus ou moins physiques, psychologiques, politiques, littéraires etc., comme je le clame dans mon poème « Elle a le droit d’aller à l’école ».

L’une des pires violences faites à une femme est de lui interdire d’aller à l’école ; chacun de mes quatre continents et demi a commis ou commet encore ces violences envers la femme : la priver du droit de vote, la maintenir dans une caste d’Intouchables, diaboliser ses menstrues, trouver normal de lui imposer l'excision et la clitoridectomie pour soi-disant faire d’une fille une femme alors que c’est tout le contraire, c’est lui voler son plaisir de femme ; pas un des quatre continents et demi qui sont en moi n’est exempt de violences plus ou moins machistes, et le maniement de la langue française est une excellente arme, l’arme idéale, puisqu'il est prévu qu’elle soit la plus parlée au monde en 2050, selon les prévisions de chercheurs américains, pas français !

Et ce sera grâce à la Francophonie, un idéal pour pallier les violences à l’égard des femmes qui perdurent car hommes et femmes ne parlent pas la même langue, il y a incompréhension, les unes et les autres ne parviennent pas à vivre en bonne intelligence au sens propre, le mot venant du latin « intellegere », comprendre. Hommes et femmes ne vivent même pas tous à la même époque ! Le masculin l’emporte sur le féminin, la grammaire elle-même s’est laissée aller à la phallocratie mais ce ne fut pas toujours le cas, la grammaire française ayant hérité de la syntaxe latine la règle d’accord avec le nom le plus proche mais l’ayant abrogée sous le joug du patriarcat. En tant que Caribéenne, descendante d’esclave, etc., je subis de plein fouet l’intersectionnalité, cette situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de stratification, domination ou de discrimination dans une société. Mon côté volcanique me permet d’aborder sans préjugés le thème de la sexualité, et je le fais d’un point de vue féminin et non phallocrate, du point de vue du point G, oserais-je dire, du point de vue du plaisir féminin, car ma sensualité et mon érotisme sont féminins ; ils sont au féminin pluriel. Je déplore qu’en Martinique, à l’instar de la Rome antique, on voue un véritable culte au phallus, au point que les mères disent aux voisines : « Rentrez vos poulettes, je sors mes coqs ! »

LDBC : « Suzanne Dracius est à la littérature francophone ce que Rosa Parks est au mouvement des droits civiques aux États-Unis, une conteuse doublée d’une plume d’affront et à fronde », est-il écrit dans l’ouvrage collectif Métissages et marronnages dans l’œuvre de Suzanne Dracius (éditions L’Harmattan, 2009) coordonné par le Pr Yolande A. Helm de l’Université d’Ohio. Votre avis ?

SD : Marronne, je veux me dégager du carcan de cette condition féminine. C’est ce que font mes héroïnes, sans être castratrices pour autant. Ni « garçons manqués », non ! Je déteste cette expression ! (Comme si, pour s’affirmer, une fille devait être une moitié de garçon !… Un garçon raté ?!) De la syntaxe latine, qu’un don venu d’on ne sait où m’a permis de capter dans l’aisance, j’ai puisé cette force : plusieurs négations se détruisent. À force de n’être ni ceci ni cela, moins ceci, moins cela, on obtient un résultat positif. Idem en algèbre. Certes, j’ai souffert, enfant, des règles de cette grammaire française où pourtant j’étais brillante (« le masculin l’emporte sur le féminin », ou en musique, en solfège : « une blanche vaut deux noires »). Mais savoir, c’est pouvoir. Chaque savoir m’a enseigné comment et où puiser ma force. ( je suis convaincue que le savoir est la terre des gens sans terre, moi qui suis de ces « vents-menés » jusqu’à une terre qui, soi-disant, ne nous appartenait pas, nous qui, soi-disant, ne nous appartenions pas, nos corps étant réduits en esclavage). À cette grammaire française, il m’a été donné d’opposer la syntaxe latine — moins misogyne, bizarrement — où l’épithète de deux noms, l’un masculin, l’autre féminin, s’accorde avec le nom le plus proche, même si c’est un féminin ! ce qui donne — et me donne —, par exemple, « Ardor gaudiumque maximum », une ardeur et une joie très grandes pour écrire au féminin pluriel ! Si je refuse de considérer l’histoire des Antilles à travers le seul regard du colonisateur, je refuse également d’avoir une vision manichéenne de la société martiniquaise où il n’y aurait aucune possibilité de réconciliation entre les différentes ethno-castes qui peuplent ma petite île natale, et peuvent vivre en bonne intelligence dans la diversité de ce microcosme, ce monde en réduction.

C’est la conclusion de la 1re marche de Rue Monte au ciel, la clausule de la première nouvelle, « Sa destinée rue Monte au ciel » (que j’ai eu l’agréable surprise de trouver citée sur internet par un lecteur ou une lectrice inconnue, me prouvant, si j’en avais besoin, son caractère solidaire). Marronne de cœur et de couleur marron clair, « la peau sauvée », selon cette horrible expression (sauvée de quoi ? de la malédiction d’être noire ?), je veux me sauver, non seulement sauver ma peau, mais m’enfuir bien loin, dépasser ces vieux préjugés et ces complexes archaïques du temps de Fanon. Je suis le contraire d’un bounty, cette confiserie à la noix de coco, blanche à l’intérieur, chocolat à l’extérieur. Je n’ai pas honte de mes ancêtres esclaves, je suis fière de leur résistance ; je n’ai pas plus honte de ma part noire que de ma part blanche léguée par mes aïeux boucaniers ou colons, — même si je déplore qu’ils fussent esclavagistes. Je me fortifie aussi du sang indien qui coule dans mes veines, — sang d’Indiens à plumes et sans plumes, Caraïbes et « koulis » venus d’Inde après l’abolition de l’esclavage. Et je m’émerveille aussi d’avoir, pour couronner le tout, cette arrière-grand-mère chinoise arrivée à la fin du XIXe siècle et qui épousa le « mulâtre » qui devait devenir mon arrière-grand-père paternel. Incarnation vivante de cette réconciliation, 100% sang-mêlé, je voudrais que toutes mes héroïnes, au féminin pluriel, se révèlent des femmes debout, des femmes levées, comme la Mathildana de mon premier roman, L’Autre qui danse, « bien plantée dans la confusion de ses sangs ».

LDBC : Quelle est la part de l’Afrique dans vos écrits qui coule dans vos veines ?

SD : Aimé Césaire me disait : « L’Afrique, elle ne se voit pas beaucoup sur vous, mais elle est en vous, elle est dans vos livres ». L’Afrique, elle est dans mes gènes, sans aucune gêne, dans mon courage à briser les tabous, à pourfendre les préjugés, à combattre les croyances féminicides et les traditions qui mutilent le corps des femmes. En 2021, sera célébré le 20e anniversaire de la mort de Senghor, l’un des pères fondateurs de la Francophonie. J’ai eu l’honneur et le bonheur de recevoir le Prix européen francophone Virgile - Senghor, qui reflète bien mes diverses facettes de calazaza gréco-latine francophone. En cette année du 50e anniversaire de la Francophonie, une pétition circule pour que soit inscrit « solennellement, dans la crypte du Panthéon, le nom de Senghor », qui assura le rayonnement de la Francophonie. Il s’agirait simplement d’apposer son nom dans la pierre, le concepteur de la Négritude et ancien président du Sénégal restant enterré au cimetière Bel-Air à Dakar. On est beaucoup plus réticent lorsqu’il s’agit de faire entrer une femme au Panthéon ! Parmi les violences faites aux femmes, outre les violences physiques, il y a l'occultation de femmes comme Olympe de Gouges, qui brandit ses foudres féministes dans Les Droits de la femme. À la reine, signé « de Gouges », Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, septembre 1791, calquée sur la « Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 », dans laquelle elle affirmait l’égalité des droits civils et politiques des deux sexes, insistant pour qu’on rendît à la femme les droits naturels que la force des préjugés lui avait retirés. En effet comme le disait Aristophane : « Quand la guerre sera l’affaire des femmes, elle s’appellera la paix !»

Aubin Banzouzi

Légendes et crédits photo : 

Photo: Suzanne Dracius

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