Interview. Rémy Jadinon : « Mon travail consiste à reconstruire l’histoire, l’usage et la fonction de tous les instruments »

Samedi 4 Janvier 2020 - 15:47

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L’ethnomusicologue est chargé de la gestion des collections patrimoniales de l’AfricaMuseum composé de plus de 9 000 instruments pour la plupart collectés au Congo pendant la période coloniale. Dans cette interview exclusive avec Le Courrier de Kinshasa, il évoque les contours de sa tâche depuis dix ans et de son grand intérêt pour les musiques traditionnelles qui lui a valu d’être hôte du Festival national de Gungu à partir de 2015.

L’ethnomusicologue Rémy Jadinon (Libreville 2019 Larissa Metogo Nzang © Rietma)Le Courrier de Kinshasa (L.C.K.) : Comment pourrait-on vous présenter à nos lecteurs  ?

Rémy Jadinon (R.J.) : Rémy Jadinon, je suis ethnomusicologue, c’est le titre de ma fonction. En soi, j’ai une formation d’anthropologue, mais depuis mes études et mes dix ans ici au musée, je m’intéresse toujours aux questions musicales. Et depuis que je suis au musée, aux musiques traditionnelles. Dans mon travail, je me suis toujours intéressé aux aspects contemporains des musiques traditionnelles. Pour moi, la musique est un vecteur, un médiateur, un moyen de communication entre personnes et surtout de personnes de cultures différentes. Pour moi, c’est une manière assez simple d’entrer en contact avec différentes cultures. J’ai fait des études d’anthropologie à l’Université libre de Bruxelles (ULB), j’y ai fait différents travaux sur différentes thématiques. Parallèlement, j’étais musicien, je pratiquais la musique depuis l’âge de dix ans, mais à dix-huit ans au lieu d’aller au conservatoire, j’ai opté pour l’université. Je ne sais pas si c’était une bonne idée mais j’ai toujours voulu faire des travaux en relation avec la musique. Dans mon parcours à l’université, j’en ai mené en Belgique et par goût d’exotisme, j’ai voyagé et fait la rencontre de cultures étrangères différentes. Je me suis rendu compte que l’on pouvait aborder beaucoup de thématiques en anthropologie, la religion, la sexualité, etc., des réalités très intimes. Et il était difficile sur des régions très distantes d’aborder ces questions très intimes. Mais la musique me permettait d’avoir un lieu commun. Et l’avantage de cet intérêt pour la musique, c’est que dans les régions où les musiques traditionnelles sont encore vivantes et assez fortes, elles constituent une belle porte d’entrée sur différents aspects de la vie car elles sont jouées dans diverses occasions. Depuis la naissance jusqu’à la mort en passant par les initiations en vue du mariage et autres. Cela permet de comprendre la structuration d’une société, d’une culture en soi, surtout dans ses dynamiques. Car la culture change, elle s’adapte un peu aux contextes actuels que ce soit dans les paroles des chansons, dans la manière de jouer la musique. Et, dans le cadre de ma thèse, j’ai fait des recherches et travaillé sur la popularisation de la musique religieuse jouée avec la harpe ngombi au Gabon qui originellement se joue principalement dans un contexte d’initiation des hommes. Mais surtout aussi dans le contexte d’initiation thérapeutique chez les femmes. D’un autre côté, c’est un instrument qui se joue tous les jours, les gens y jouent et composent de la musique pour agrémenter n’importe quel moment. Si, comme beaucoup d’autres musiques traditionnelles, elle a été mise de côté à l’époque coloniale, effacée à cause de l’influence des missionnaires, etc., aujourd’hui elle revoit un petit peu le jour. Parfois timidement, des fois très fortement dans les capitales où se fait une sorte de bouillonnement culturel. Depuis vingt ans, voire trente ans, se remarque une certaine fierté culturelle dans différents milieux artistiques avec la remise en avant de ces traditions. Dans le cadre de ma thèse, j’ai montré comment les musiciens traditionnels jouent leur musique depuis toujours essayant de s’accrocher aux courants dits tradi-modernes de l’époque, le cas de la musique rumba c’est cela qui était vendeur, et adaptent un petit peu leur musique et se font connaître à travers une circulation numérique. On s’enregistre, on échange beaucoup de fichiers sur les téléphones, cela crée de la popularité et permet d’accéder à des scènes de concerts. Mais dans le cas du Gabon, il y a assez peu de réseaux de salles de concerts, c’est fortement lié au monde politique, du mécénat, etc., mais cela permet quand même de gagner en notoriété. 

 Affiche du Festival national de Gungu, Fesnag 2015 (DR)L.C.K. : Quels sont les aspects contemporains qui interviennent dans la musique traditionnelle aujourd’hui  ?

R.J. : Les aspects contemporains se manifestent dans la manière dont les musiciens intègrent les réseaux de globalisation. Initialement les musiques religieuses, liées à l’initiation étaient réservées à un certain groupe de personnes, maintenant avec la numérisation, la globalisation, ces musiques circulent au niveau local via les téléphones mais aussi au niveau international, il y a énormément de clips sur YouTube. Ils permettent à tout le monde de connaître ces initiations. Il y a tout un jeu entre le sacré et le profane dans la manière dont ces musiques occupent ces nouveaux espaces créés par la numérisation. Qu’est-ce que ça veut dire pour un musicien traditionnel jouer la musique aujourd’hui ? La dynamique que cela offre, c’est aussi d’entrer dans le cycle de la diffusion commerciale. À partir de 2015, j’ai été invité au Festival national de Gungu (Fesnag), organisé par Mme Anne Gizenga, qui se déroulait à Kikwit et à Gungu. Pour moi, c’était une possibilité de voir enfin tous les instruments que j’avais en collection jouer mais aussi d’assister à cette réunion de musiciens des différentes provinces de la RDC. C’est un festival des musiques traditionnelles même s’il s’avère que c’est aussi une réunion de différentes strates politiques. L’on y perçoit la musique traditionnelle comme une richesse culturelle qui va permettre le développement. Il y a beaucoup de réappropriation, de discours développementalistes entendus dans ce festival. Du point de vue de la recherche, c’était intéressant de voir comment tous les musiciens réunis représentaient chacun sa tradition. Par ailleurs, le festival était assez libre, tout musicien était le porte-drapeau de sa culture et offrait quelque chose d’assez standardisé selon les attentes portées sur lui, mais il ouvrait la porte à d’autres choses toujours dans le domaine traditionnel dans le champ artistique ou acrobatique, des propositions un peu plus contemporaines. Pour moi, c’était une très grande opportunité, qui plus est, grâce à cela j’ai pu renouer les contacts avec mes collègues de l’Institut des musées nationaux du Congo (IMNC). Il y avait eu beaucoup de collaboration avec Tervuren dans les années 1970 principalement jusque dans la moitié des années 1980. Et donc, depuis cette période, le MRAC n’avait vraiment plus d’enregistrements contemporains de RDC depuis 1988. J’ai pu travailler avec l’IMNC et rencontrer des musiciens en 2015 à Kikwit et à Gungu ainsi qu’à Kinshasa à partir de 2016. Cela nous a permis d’enregistrer et de travailler sur le processus de festivalisation, une manière intemporelle de montrer la tradition. Le festival est un phénomène de plus en plus courant dans le monde entier depuis la fin des années 1980. C’est le lieu de rencontre et de découverte de différents éléments, cela m’a permis de voir comment les musiciens traditionnels de RDC se présentent. J’ai travaillé dessus jusqu’en 2018 et je suis en train de terminer un article à publier en Des musiciens prestant au Fesnag (DR)2020.

Des échassiers en spectacle au Fesnag (DR)L.C.K. : Quel est l’intérêt de l’étude des aspects contemporains de la musique traditionnelle ?

R.J. : Depuis dix ans je suis ici, j’ai travaillé d’abord comme stagiaire, et je m’intéresse aux aspects contemporains de la musique traditionnelle car depuis juillet 2011, je suis seul à m’occuper des différentes collections. Ma tâche consiste à gérer ces collections patrimoniales qui représentent plus de 9 000 instruments dont la plupart ont été collectés pendant la période coloniale (un petit peu dans la période précoloniale et un petit peu après). C’est un patrimoine pour lequel nous avons très peu d’information généralement parce qu’il y a eu quelques missions scientifiques à partir de la période coloniale, dans les années 1930-1950. Du côté musicologique ou ethnomusicologique c’est seulement à partir des années 1970, notamment des campagnes d’études avec enregistrements et collectes de certains types d’instruments. Pour la plupart, le reste des collections viennent de dons et legs des personnes qui ont vécu au Congo pendant la période coloniale, administrateurs, privés, missionnaires, etc., de ce fait nous avons assez peu d’informations sur ces objets. Mon travail consiste à reconstruire l’histoire, l’usage et la fonction de tous les instruments pour essayer de les valoriser à travers des projets d’exposition, de publication et de collaboration. Depuis le Fesnag nous avons renoué le contact avec l’IMNC et depuis nous essayons d’évoluer beaucoup vers le co-sourcing. Et, pour ce qui est de la seconde collection, les archives sonores, nous travaillons avec les musiciens. Cela représente 37 000 enregistrements, les premiers, les plus anciens, datent de 1912 et les derniers datent de quelques mois et ne sont pas toujours intégrés dans cette base de données. Nous avions pas mal d’enregistrements sous différents supports. La discipline de la musicologie et l’ethnomusicologie est fortement liée à la technologie, nous avons tout numérisé, constitué une base de données avec toutes nos archives numérisées. Nous avons une plateforme Internet très vieillotte mais elle permet d’avoir un inventaire en ligne. Une partie de mon travail consiste à gérer cette plateforme. Nous voulons arriver à une plateforme qui permette une écoute en ligne et à tout le monde d’accéder à une partie de nos archives dans un souci de plus en plus important du respect des droits d’auteurs. Il faut savoir que la plupart des enregistrements ont été faits sans contrat juste avec un arrangement sur le moment même avec les musiciens. Par ailleurs, les 37 000 enregistrements ne sont pas forcément tous les nôtres. Certains proviennent des échanges effectués avec d’autres chercheurs et d’autres institutions, y figurent aussi des publications sur l’Afrique nous intéressant que nous avons numérisées et nous n’avons pas de droits d’auteurs pour tout. Et, en soi, nous disposons d’une petite cinquantaine de publications scientifiques sur les enregistrements effectués par les chercheurs. Une cinquantaine avec dix morceaux, cela fait cinq cents. Evidemment très peu sont exploités. Du reste, c’est à la fois difficile de réaliser des contrats parce que la plupart des enregistrements que l’on fait vont rester dans les archives mais c’est important d’en avoir. Depuis que je suis ici, j’en fais avec les musiciens, ce n’était pas le cas avant. Maintenant que l’on cherche à rendre accessible ces archives au plus grand nombre, nous devons faire attention à la manière dont nous les diffusons. En plus de gérer la collection des instruments de musique, des objets, les archives sonores, c’est d’essayer de faire de la recherche fondamentale sur ce qu’il en est aujourd’hui de la musique traditionnelle. Ceci peut permettre de faire un ancrage entre les collections et ce que je vois. Mon intérêt pour les aspects contemporains se justifie du fait que j’estime important dans la constitution d’archives, principalement audiovisuelles, d’être un témoin de ce qui se passe aujourd’hui pour les générations futures.

Propos recueillis par

Nioni Masela

Légendes et crédits photo : 

Photo 1 : L’ethnomusicologue Rémy Jadinon (Libreville 2019 Larissa Metogo Nzang © Rietma) Photo 2 : Affiche du Festival national de Gungu, Fesnag 2015 (DR) Photo 3 : Des musiciens prestant au Fesnag (DR) Photo 4 : Des échassiers en spectacle au Fesnag (DR)

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