Mwana Okwèmet, le fétiche et le destin (30)

Jeudi 14 Octobre 2021 - 18:58

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30- Bataille autour de Lucie

Un matin de l’année 1935, une colonne composée de miliciens, de porteurs, d’une femme, d’une gamine et d’un malade allongé sur un brancard juché sur des épaules défia le sinueux chemin qui conduisait de Djambala à Brazzaville en passant par Mayama. La ville de Djambala, située au centre-ouest du Moyen Congo, servait de relais aux passants du Bassin de la l’Alima-Nkéni qui s’aventuraient vers l’énigmatique cité assise sur la rive droite du Pool.  Gbakoyo connaissait les méandres de ce chemin au relief accidenté par lequel il avait plusieurs fois convoyé les forçats du goulag Congo-Océan. D’étape en étape, la colonne atteignit Brazzaville au bout d’une pénible semaine de marche.

La démobilisation et l’évacuation de Gbakoyo vers le pays baya dans la Haute-Sangha, en Oubangui-Chari, furent promptement décidées lorsqu’il fut entendu que sa situation sanitaire ne laissait pas d’autre choix à ses supérieurs. Prévenus, ses parents descendirent la Sangha jusqu’à Ouesso dans l’intention manifeste de récuperer le malade et sa famille.

Mwana Okwèmet ne tenait plus dans sa peau lorsqu’elle débarqua à Ouesso. La révolte qui bouillonnait en elle depuis la sortie de Djambala menaçait d’éclater à tout instant. Dans son esprit, l’hémiplégie de son compagnon, sa démobilisation et son évacuation vers son territoire d’origine avaient comme remis à zéro les compteurs de sa relation avec le père de sa fillette. Voici dix ans que par la force des choses, elle remplissait un office de femme auprès d’un homme qui, par confort mental, l’avait brutalement choisie pour devenir la génitrice de ses enfants. Avec la naissance de Lucie, elle avait fini par prendre les choses du bon côté et jouait à la satisfaction de son compagnon le rôle de femme au foyer que celui-ci attendait d’elle. De campagne en campagne, de ville en ville, son horizon géographique et sa connaissance du monde s’étaient agrandis. Elle en était fière et saluait parfois le hasard de ce destin particulier qui la distinguait de ses sœurs restées à Bèlet.

Le changement de la donne qui venait de s’opérer avec la maladie de Gbakoyo l’avait bouleversé. Elle le comprenait maintenant : sa place de femme auprès de ce milicien venu des contrées réputées barbares n’avait de sens que tant que sa voix était à la portée des oreilles de ses parents, tant que de temps à autre, elle échangeait des nouvelles avec les siens, tant qu’elle était valorisée comme femme aux yeux des siens. Elle avait suivi Gbakoyo comme son ombre, sans brancher, d’Ossèlè à Djambala en passant par Fort-Rousset et Liboka parce que ses théâtres d’opération étaient situés dans les contrées de son environnement géographique, où elle se sentait en sécurité avec son enfant.

Le saut vers l’inconnu au pays baya, dans la Haute-Sangha, dont l’étape de Ouesso était le prélude, l’avait déstabilisée et rendue fébrile. Elle avait pris peur et tremblait pour son enfant. Pour rien au monde, elle ne voulait pas entendre parler d’un voyage au pays de son compagnon et balayait d’un revers de la main toute idée de sa séparation avec Lucie. Mwana Okwèmet se souvenait avoir entendu un jour Gbakoyo échanger avec des camarades sur la garde de l’enfant qui lui reviendrait dans le cas où leur couple se disloquerait. Il ne s’en cachait pas et affichait avec beaucoup d’aplomb son bon droit. Cette arrogance avait de solides soutiens. Mwana Okwèmet le savait :  les miliciens avaient toujours raison. Ils arrachaient à leurs mères les enfants nés de leurs œuvres, lorsqu’à la fin de leur service, ils rentraient définitivement dans leurs pays d’origine. Les juges étaient régulièrement de leur côté. Effrayée à l’idée de ne plus jamais revoir son enfant, Mwana Okwèmet n’avait pas osé ester en justice à Djambala, certaine qu’elle y ressortira en versant des torrents de larmes. L’émotion soulevée dans la ville par la subite hémiplégie du colosse baya ne lui aurait pas laissée aucune chance. Elle avait préféré temporiser en marchant derrière le brancard de Gbakoyo, se tenant en embuscade dans l’espoir d’un jour meilleur. Ouesso était devenue pour elle le dernier champ d’une bataille que par tactique elle avait refusé de livrer à Djambala.

Peu après son arrivée à Ouesso, Mwana Okwèmet se mit à la recherche des alliés, des congénères qui lui prêteraient main forte comme soutien de sa cause. Lorsqu’elle se rendait au marché, elle tendait l’oreille à l’affût du moindre mot débité en mbochi ou bien dans une langue voisine de celle qu’elle parlait. Cet exercice était si efficace qu’il lui procura de nombreuses connaissances quelque deux mois à peine après son arrivée à Ouesso. Nia’nga Passi , un colosse à la voix rauque, faisait partie de ces connaissances. Démobilisé de la première guerre mondiale, il était chauffeur dans une société forestière et exerçait à ses heures libres la fonction de chef coutumier de ses congénères de l’Alima-Nkéni. Lorsqu’il apprit l’histoire de Mwana Okwèmet, il rameuta aussitôt les siens qu’il élargit à d’autres cercles de locuteurs des langues parentes du mbochi. Il connaissait parfaitement l’histoire d’Obambé Mboundzè dont le village n’était pas loin du sien.  Loin de la terre natale, cette proximité lui donna des ailes et des droits : il s’auto-proclama père, oncle et tuteur de Mwana Okwèmet dont l’enfant, tonnait-il, ne devait jamais tomber entre les mains des mangeurs d’hommes.

Les parents et les amis de Gbakoyo n’étaient pas en reste. Ils fourbissaient leurs armes avec le secret espoir de brandir, le moment venu, devant le juge, les états de service de leur parent comme arme fatale. Ils espéraient rapidement emporter la décision du juge et remonter le cours de la Sangha avec Lucie dans la pirogue. ( à suivre)

Ikkia Ondai Akiera

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