Mwana Okwèmet, le fétiche et le destin (31)

Vendredi 22 Octobre 2021 - 13:58

Abonnez-vous

  • Augmenter
  • Normal

Current Size: 100%

Version imprimableEnvoyer par courriel

31- Un procès, deux verdicts.

L’année 1936 surprit la ville de Ouesso empêtrée dans des commérages sur le sort de Lucie Na’mbesse. L’exclusivité de sa garde par l’un de ses parents déchaînait des passions. Sur la place du marché, dans les chantiers forestiers, au port et dans les bars, il n’y avait pas un seule personne qui  ne s’exprima point avec des grands gestes sur la primauté du père ou de la mère à garder la fillette. Les avis divergeaient, chacun y allait de sa chanson. La maladie de Gbakoyo et son retour définitif dans son territoire, la différence des origines géographiques, ethniques et culturelles des parents de Lucie figuraient parmi les arguments massus que les supporters de la partie maternelle brandissaient à la figure de leurs rivaux. Ils étaient horrifiés et indignés quand ils évoquaient les pratiques gastronomiques des tribus de l’Oubangui-Chari : le cannibalisme et le plat au chien à la banane, des mets qu’ils avaient en abomination.

Du côté de Gbakoyo, on restait confiant. Ses frères et amis n’avaient pas rameuté toute la ville de Ouesso pour crier leur droit à garder l’enfant. A leurs yeux, la petite Lucie, portrait tout craché de sa grande mère paternelle dont elle portait le nom, était devenue un symbole. Elle était le lien indéfectible qui relierait Gbakoyo à sa descendance. Ils n’envisageaient pas un seul instant de perdre la garde de l’enfant parce qu’ils perdraient définitivement ses traces. Ils avaient confiance en une justice vertueuse, laquelle, pensaient-ils, rendraient à César ce qui est à César.

L’activisme de Mwana Okwèmet ne lui avait pas attiré que des soutiens. L’énergie qu’elle déploya à mobiliser des partisans autour de sa cause avait révélé une personnalité hors du commun. Elle eut de nombreux admirateurs. Dieudonné Elenga un jeune homme arrivé à Ouesso deux ans plus tôt était de ceux-ci. Il exerçait comme cuisinier chez un ex-concessionnaire d’une compagnie commerciale qui écumait les rivières Sangha et Ogoué. Célibataire, Dieudonné Elenga prit Mwana Okwèmet sous son toit et devint, avec Nia’nga Passi, un des fers de lance de son combat.

Lucie avait dix ans lorsque ses parents se présentèrent devant un tribunal de Ouesso. L’affaire Gbakoyo contre Anne Ngala ayant pour enjeu la garde de Lucie Na’ambesse, leur unique enfant, mobilisa les partisans des deux camps jusqu’au bout et connut deux épisodes avec des verdicts contradictoires en une seule journée.

Dans un premier temps, la sentence tomba raide comme les observateurs s’y attendaient, en faveur du camp Gbakoyo. La tradition était respectée. On ne connaissait pas de précédent où l’administration avait lâché l’un des siens. Pathétique, la situation de Gbakoyo, serviteur fauché par une tenace hémiplégie, n’avait pas laissé de marbre ses supérieurs. Leur mobilisation avait payé : la garde de la gamine fut confiée au père.

La jubilation du camp baya fut, toutefois, de courte durée. Le fétiche okwèmet protecteur des intérêts d’Anne Ngala entra dans la danse. En effet, Nia’nga Passi, auto-proclamé père, oncle et tuteur de Mwana Okwèmet, ne se tint pas pour battu. Peu après la délibération, il se rua dans le bureau du président du tribunal qui se retrouva subitement face à un colosse noir menaçant et criant sa colère contre le verdict qu’il venait de prononcer :

  • Vous, les Français, vous êtes injustes ! En 1911, vous avez assassiné le père de Ngala Anne parce qu’il avait refusé de payer un impôt à des hommes dont il ne devait aucune dette de justice. En 1925, le milicien Gbakoyo a ruiné la vie de Ngala Anne en l’enlevant de son milieu naturel. Il ne l’a jamais mariée. Il l’a violée à plusieurs reprises et a fini par croire que le fruit de ses multiples abus sur la personne de Ngala Anne lui reviendrait de droit. Monsieur le président, cette enfant, Lucie Na’ambesse, est née d’un viol. Or, voici que vous venez de faire d’elle l’enfant exclusif du malfaiteur qui a abusé de sa mère. Monsieur le président, vous venez de commettre une nouvelle injustice qui s’ajoute à la montagne d’autres injustices que vous ne voulez pas voir.

Ayant constaté l’attitude réceptive du juge, Nia’nga l’assomma littéralement en sortant l’argument gastronomique dont il savait la redoutable efficacité auprès des Français.

  • Monsieur le président, la famille de M. Gbakoyo accuse Anne d’avoir jeté un sort sur leur parent. C’est ainsi qu’ils expliquent cette paralysie qui lui pourrit le corps. Je les connais. J’ai passé trois longues années dans leur pays durant la guerre du Manche de houe, la guerre du Kongo wara. A défaut de se venger sur la mère, ils détourneront leur colère sur l’enfant. Au troisième jour de son arrivée chez eux, la malheureuse finira dans leurs boyaux comme de la viande boucanée !

Le juge n’en pouvait plus. Les récits d’horreur sur la fin de vie comme viande de boucherie de ses compatriotes capturés sur la Lobaye et l’Oubangui refluèrent subitement dans sa tête. Il jeta un coup d’œil dans la cour du tribunal. Les parties continuaient de s’empoigner. Anne Ngala pleurait à chaudes larmes. Il sortit de son bureau, requit des assesseurs et fit revenir le monde qui se querellait dans la cour. Cette fois-ci, il prononça un verdict qu’il voulut sans appel : la garde de l’enfant changea de main et revint à sa mère !

Gbakoyo et les siens remontèrent le cours de la Sangha en criant à l’injustice et à l’ingratitude des Blancs. Leur frustration était infinie.

Dieudonné Elenga, l’admirateur de Mwana Okwèmet, était un de ces hommes que le destin avait jété à la rencontre de la fille d’Obambé Mboundjè. Il venait des parages d’Ossèlè dans la subdivision de l’Alima. Ibo-la-Mbouandé où naguère le milicien Gbakoyo avait sévi était son village. Plus étrange encore, Folie Avortée qui maudit Gbakoyo sur les bords de la rivière Bofor était son cousin paternel, le fils de sa tante. Son père, Itoua Leka’nga fut un guérisseur respecté dans la contrée. Très tôt, le jeune homme avait suivi les voix intérieures qui l’invitaient à briser le huis clos de son village. Avec son frère aîné, Albert Mbossa, surnommé Liya’nga, il s’était jeté sur les routes. Il était à peine quarantenaire lorsqu’il rencontra Mwana Okwèmet. Il avait déjà parcouru plusieurs kilomètres de route qui l’avaient conduit du Gabon jusqu’au Congo belge, à Kinshasa et Matadi, d’où il se rendit en Angola. Il revint au Congo français où il commença d’honorer ses impôts à Mindouli dès 1927. Il se fixa à Brazzaville puis remonta le fleuve en 1934 jusqu’à Ouesso.

Son frère Albert, avec un compteur kilométrique moins fourni, eut sa chance auprès des militaires français qui appréciaient son art culinaire. Imbu de culture guerrière européenne, le capitaine André Lados garda un jour Okwéré-a-kwé-m’Oloyi, le fils d’Obambé Mboundjè comme otage après sa sanglante équipée de Bèlet. Il comptait négocier la paix en brandissant son otage dans le cas où la situation militaire se détériorait. L’otage fut traité avec dignité, Albert Mbossa fut chargé de son ordinaire. Exilé plus tard à Nkaba-Ngori, en pays téké, dans les parages de la ville de Ngabé, Okwéré était toujours flanqué de son boy, Liya’nga, le frère de Dieudonné Elenga. Lorsque ce dernier rencontra Mwana Okwèmet, les deux fils d’Itoua Leka’nga s’étaient retrouvés comme par hasard liés par le destin avec deux enfants d’Obambé Mboundjè puis dans la tourmente de l’invasion de leur pays.

En 1937, une année s’était écoulée depuis la séparation de Mwana Okwèmet avec Gbakoyo,  lorsque le maire de Ouesso célébra le mariage d’Anne Ngala avec son nouveau chevalier, Dieudonné Elenga. Cette fois-ci, les règles de l’art furent respectées. A cette époque, aucun des parents de la mariée n’avait aucune connaissance de ce qu’elle était devenue. Nia’nga Passi et ses nombreux amis du comité de soutien de l’année précédente continuaient de veiller sur elle.(A suivre)

Ikkia Ondai Akiera

Notification: 

Non