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Jeudi 24 Février 2022 - 18:28
Lorsque l’adjudant Gwabira retrouva son village qu’il avait quitté quelques jours auparavant, le jour donnait déjà des signes d’essoufflement. Riverain d’une voie asphaltée, Ngatali s’étirait sur trois quartiers inégalement lotis, disséminés sous la verdure. En venant du côté de la sous-préfecture, le village s’ouvrait sur Bwanga, le premier quartier, juché sur une colline en face d’une longue savane. Un bois, de près d’un kilomètre, appelé la bouche de Bouma, donnait accès au quartier Ickinga. Le dernier quartier, Okondo, apparaissait immédiatement au détour d’un champ de palmiers nains à la fin du second quartier. Ngatali hébergeait quelque trois âmes vivant principalement dans les quartiers Okondo et Ickinga.
Les Gwabira habitaient au quartier Ickinga non loin de la voie goudronnée, à l’entrée d’une piste conduisant à un ruisseau. Au moment de l’arrivée de l’adjudant, sa mère et ses deux co-épouses avaient déjà terminé l’observation des neuf jours des pleurs du matin à la mémoire de leur époux, dans la maison laissée par ce dernier. Elles avaient regagné leurs cases respectives.
Dès son arrivée, Dany Gwabira était passé au vif du sujet. Il voulait circonscrire le problème, avoir une idée claire des allégations portées contre la mémoire de son père et quelles étaient les personnes suspectées dans la diffusion de ces rumeurs. Il réunit autour de lui un conseil de famille et informa ses parents sur sa détermination d’en finir définitivement avec la question récurrente des revenants qui souillait l’honneur de sa famille. Il fut surpris de constater le manque d’intérêt que les siens accordaient à une question qu’il jugeait capitale. Son oncle paternel, Alikissi Tsosso, parut être le plus étonné par sa démarche :
- Dany, j’espère que tu n’es pas venu de si loin pour discuter des ragots colportés par des malveillants. Je t’aurai personnellement appelé de toute urgence, toi et le colonel Sondzon, si j’avais estimé que la mémoire de mon frère avait été souillée. Je te comprends, tu as réagi comme il l’avait fait quand les mêmes ragots coururent le village après le décès de ma sœur Imongui.
Tsosso observa brièvement un silence comme s’il mettait ses idées en ordre et fit une digression dont l’adjudant connaissait les termes depuis longtemps :
- Mwandza-mo-Loa, qui fut le frère de notre grand-mère, avait une fois pour toute donné une réponse indiscutable à tous ceux qui accusaient ses sœurs et frères de se transformer en revenants après la mort. Vous le savez, on vous l’a répété plusieurs fois, quel fut le geste de désespoir de Mwandza-mo-Loa. Après la mort de sa cadette Tshonnom Mwa’ndinga, il avait ouvert le ventre de celle-ci. Après avoir sorti tous les boyaux de ce ventre, il avait exigé que des connaisseurs viennent lui montrer la pièce qui maintenait vivant un corps humain enfoui dans la terre. Mwandza avait brandi haut estomac, intestins et autres viscères du corps humain de sa défunte sœur. Comme aucun savant de la science des boyaux ne se présentait, notre aïeul avait menacé d’ouvrir le ventre de quiconque oserait encore accuser ses parents d’épouvanter les villages après leur mort. Vous savez, on vous l’a dit, en dépit de l’horreur d’un tel événement, Mwandza-mo-Loa avait parcouru le village avec les boyaux de sa sœur décédée jetés sur ses épaules, suivi de ses parents qui criaient victoire ! Certes, aujourd’hui encore je mesure l’horreur de cette situation inédite dans notre contrée. Mais devant la calomnie immonde qu’on jette en courant et qui nous poursuit depuis des générations, notre ancêtre avait-il d’autres démonstrations plus efficaces ?
Alikissi Tshosso s’interrompit une nouvelle fois, scruta les visages muets plongés dans le récit d’une histoire dans laquelle sa famille était victime d’un tenace stéréotype entretenu depuis des générations. Il se tourna vers l’adjudant Gwabira :
- J’imagine que tu as appris des folles rumeurs sur mon défunt frère. Que son fantôme hantait les quartiers de Ngatali, qu’il pourchassait les passants entre les quartiers Bwanga et Ickinga. N’est-ce pas ce qui t’a ramené ici en courant mon cher Dany ? J’ai refusé d’interférer dans cette morbide agitation, c’est pourquoi, je n’ai pas fait sonner la cloche des annonces du soir à l’intention du village. Je reste serein : mon frère est en paix dans sa tombe. Je n’ouvrirai plus d’autres ventres pour démontrer notre innocence dans cette affaire. Par contre, un de ces jours, j’ouvrirai le ventre du vilain qui terrorise le village sur le dos de mon défunt frère. (A suivre)
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