Lire ou relire « El Manisero » de Dieudonné Tshimanga

Samedi 11 Août 2018 - 12:30

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Sur un style digne des franchises universitaires, dans son ouvrage l'auteur réfléchit sur un objet culturel, très caractéristique de la créativité et la vivacité des civilisations : la chanson. 

«Fait littéraire », "El Manisero", cette prose lyrique assez mythique et rythmique, partie des Amériques -et dont l’appropriation sur le continent africain est sans conteste- est au centre de la progression textuelle de Dieudonné Tshimanga, dans une double approche de déconstruction-reconstruction analytique, de lecture facile et captivante ! Cet essai de quarante-cinq pages, publié à la Doxa Éditeur Militant (Paris 2018), préfacé par le Pr Mukala Kadima-Nzuji, traite de la chanson comme objet de recherche et évoque en filigrane les thématiques aussi transversales que celle du genre en tant que rapports femme-homme, celle du dialogue culturel à travers l’appropriation des créations artistiques, celle des langues à travers la stylistique, etc. Bref, l’auteur signe de « la dynamique des identités », des passerelles culturelles, enrichies par une bibliographie éclectique et des rencontres avec des chercheurs affirmés en civilisations africaines et linguistique.

La version originelle d’"El Manisero", 1928 (le vendeur d’arachides) du Cubain Moises Simmons y est comparée aux adaptations/appropriations des Congolais de Brazzaville, tels  Sébas Enemen (Pesa munu nguba) et Clotaire Kimbolo, dit Douley (Ntonkama 60 ). Dans ces trois créations artistiques, l’auteur relève « l’effet soporifique des arachides » comme élément d’homogénéité ; cependant, il en souligne l’hétérogénéité dans le style narratif, décelant un « Je écartelé » dans la version de 1928, une « quête insistante du Je » chez Sébas Enemen, et enfin un « Je conquérant et dominateur » chez Clotaire Kimbolo, qu’il dédouane, d’ailleurs, subtilement avec l’argumentaire de la combinaison « satire et romantisme » dans la composition de ce dernier. Mais l’on pourrait légitimement se demander si l’usage indifférencié de « grain d’arachide » qui ne se mute en « graine d’arachide » que vers la fin du livre n’est pas un parti pris inconscient de l’auteur, pour la primauté du masculin sur le féminin ?

Spécialiste, entre autres, de littératures et civilisations africaines, Dieudonné Tshimanga Tshiambayi a déjà publié "Les Aphorismes dans la chanson congolaise de variétés" (Fespam-L’Harmattan, 2004).  De son essai "El Manisero", il prend prétexte pour exposer sur certains agrégats de l’aire culturelle Kongo qu’il connaît, en rapport avec la perception de la sexualité, du charme, de la fécondité, des rites de passage, de l’art culinaire et plus largement du dialogue des cultures à travers cet "adjuvant" sociétal qu’est l’arachide, en concluant : « Les arachides contribuent sans nul doute à l’élan fusionnel de corps et d’esprit entre l’Afrique et la diaspora. »

La plume de Tshimanga explore l’univers des papilionacées

Après son roman "Quart de vie", Dieudonné Tshimanga nous revient sur la scène éditoriale avec un nouvel opuscule intitulé "El Manisero", ayant comme complément du titre "Une culture vivante", publié aux Editions la Doxa, Editeur Militant.

Ce nouvel essai de plus d’une quarantaine de pages est structuré comme suit : une préface précédée d’une laconique dédicace consacrée à Yakubu Adbulai, suivie d’une très belle introduction de l’auteur, ouverte par une citation de l’écrivain musicien et musicologue camerounais, Francis Bebey :

"Toute ma vie est une chanson

Que je chante pour vous dire que je vous aime

Toute ma vie est une chanson

Que je donne au monde entier".

Dans "El Manisero, Une culture vivante", Tshimanga entreprend une réelle étude comparative fondée sur trois textes musicaux ayant comme thème commun, l’arachide, qui d’après l’auteur est un objet-aliment, de rencontre, d’attraction de tous les désirs et aussi un attrape-nigaud.

Dieudonné Tshimanga termine son étude par une conclusion suivie de références bibliographiques. En effet, à partir de ces trois textes de musique produits par trois musiciens de différents horizons, à savoir l’artiste musicien cubain Moises Simmons, qui dès 1928 composa "El Manisero" et deux autres artistes musiciens qui, en écoutant la chanson de Moises Simmons, ont eu à leur tour d’autre versions d’"El Maniserotout en gardant le thème de l’arachide se trouvant déjà dans la version de Moises Simmons.

"El Manisero" de Moises Simmons

Dans son texte, le chanteur met en scène trois protagonistes : le vendeur d’arachides, le narrateur et la jeune fille. La conversation ou le dialogue de ces trois personnages tourne autour de la légumineuse, c’est-à-dire l’arachide qui perd l’exclusivité de sa fonction alimentaire pour devenir en plus un objet d’attrait. Ici, le vendeur d’arachides profite de son produit commercial pour attirer la jeune fille vers lui. Le narrateur, quant à lui, comme dans tous les récits, observe et commente le discours du vendeur d’arachides qui convoite la jeune fille.

"Pesa munu nguba" (donne-moi l’arachide) de Sébas Enemen

Le général chanteur, Sébas Enemen, Congolais d’origine Bembé, compose et chante une version à lui d’"El Manisero" tout en gardant le thème de l’arachide et la même rythmique que Moïses Simmons.

Mais tout le long de sa chanson, Sébas Enemen vante les vertus de l’arachide.

« Nguba ke mboté (les arachides ont des vertus)

Ya ke bukaka bimbevo (elles sont curatives)

Nguba ke mboté (les arachides ont des vertus)

Ya ke pesa ka ngolo (elles sont tonifiantes)

Nguba ke mboté (les arachides ont des vertus)

Ya ke kulisaka bana (elles contribuent à la croissance des enfants)

Nguba ke mboté (les arachides ont des vertus)

Ya ke pesaka mayele (elles éveillent l’intelligence) »

Le "Ntonkama 60 "de Clotaire Kimbolo alias Kim Douley

Avec son titre "Ntonkama 60", Clotaire Kimbolo ne fait aucunement allusion à l’arachide et pourtant, dans le corps de la chanson, parle et chante abondamment l’arachide à l’instar de Moises Simmons et Sébas Enemen. Mais contrairement aux deux premiers, Clotaire fait de l’arachide un attrape-nigaud. Ce dernier chante dans sa version plus ou moins goguenarde une certaine Marie, qui se laisse flatter par le discours de son soupirant : « Marie, Marie Bu ni m’lebele ni m’geni mwa nguba (après l’avoir flattée, je lui donne un peu d’arachides) Kuna mfulu mpe ni kuna ka lambalalé (elle s’est étalée dans le lit) Eh Marie, ku tolo kena (Oh ! Marie s’endort) »

Avec l’arachide, mieux avec la pâte d’arachide, Tshimanga fait un clin d’œil à la pratique du "Moselebende" que l’on pourrait un peu comparer au philtre, ce breuvage magique propre à inspirer l’amour. Et pour mieux illustrer son propos, Tshimanga cite "Affaire Moselebende", une chanson de l’artiste musicien Likinga.

Le grand mérite de Tshimanga, c’est de nous avoir montré la place de choix qu’occupe l’arachide dans plusieurs communautés. Il nous montre qu’au-delà de sa fonction alimentaire, l’arachide a plusieurs fonctions anthropologiques. L’auteur nous révèle, par exemple, que chez les Luba en République démocratique du Congo, l’arachide ou la gousse d’arachides est offerte au jeune couple comme présent, elle symbolise à la fois la fécondité et la prospérité.

 

Bruno Bilombo et Victor Mbila-Mpassi

Légendes et crédits photo : 

Photo1: La couverture de l'ouvrage Photo2: L'écrivain congolais Dieudonné Tshimanga

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