Evocation : Sony Labou Tan’si, poète de la Katamalasie

Jeudi 11 Juin 2020 - 18:36

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"Prends l’éloquence et tords-lui son cou."

Paul Verlaine

Il venait d’avoir 30 années d’existence terrestre, quand le 25 décembre 1977, il signa le dernier dialogue de la fable qui le projeta au-devant de la scène littéraire congolaise et africaine.  Avec « La vie et demie », fable katalamalanasienne, Sony Labou Tan’si fit d’un coup d’essai, un coup de maître, avec en prime une indiscutable stature de poète saluée par des professionnels de la critique littéraire africaine et française.

Dans le vaste monde de l’art de la narration, où la porte étroite guette, Sony choisit d’attaquer le taureau en lui bloquant les cornes dans un étau mortel. Remise à son degré zéro par une déstructuration des conventions, la langue apprivoisée devint délire, source intarissable où se précipita à la conquête des Parnasses des torrents fluides de mots ailés.

Cela faisait longtemps que le mouvement degagiste avait emporté Nicolas Boileau-Despréaux  maître d’un art poétique enlinceulé dans une camisole de force:

C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur ,
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur :
S’il ne sent point du ciel l’influence secrète,
Si son astre en naissant ne l’a formé poète. (…)

Avec Paul Verlaine, Arthur Rimbaud et les poètes surréalistes du 20e siècle, on ne naissait plus poète, on devenait poète. Libéré des carcans féodaux, le nouveau manifeste de l’art poétique à la fin du 19e siècle balisait déjà une perspective de la déstructuration de l’écriture où la langue libérée ouvrait d’autres boulevards.

Prends l'éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d'énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?

 

Dans ce contexte, avec « La vie et demie », Sony Labou Tansi, poète libéré, fit une immersion en Katamalanasie, royaume-république des sanglantes absurdités des jours-nuits prisonniers des vanités humaines.

Mais, même en Katamalanasie et ses excès dantesques, l’homme reste tourmenté par le même effroi : le néant.

La poétique de la solitude dans le roman apparaît dès la page 37 presque dénoncée comme le mal des tourments de l’homme :

«  La solitude. La solitude. La plus grande réalité de l’homme, c’est la solitude. Quoi qu’en fasse. Simulacres sociaux. Simulacres d’amour. Duperie. Tu es seul en toi. Tu viens seul, tu bouges seul, tu iras seul, et… »

Le même thème revient avec plus d’acuité en termes de sensibilité humaine aux pages 88, 89 et 90.

« - La folie nous guette disait un jour Chaidana

-La folie nous guette répondait Martial. On a un si fort besoin des autres. Il y a des moments où j’ai envie de montrer mes papiers à ces feuilles, à ces lianes, à ces champignons. On a besoin des autres : de n’importe quel autre.

Ils essayaient parfois d’écouter la chorale des bêtes sauvages, la symphonie sans fond de mille insectes, ils essayaient d’écouter les odeurs de la forêt comme on écoute une belle musique. Mais ils s’apercevaient que l’existence ne devenait existence que s’il y avait présence en forme de complicité. Les choses leur étaient extérieures et c’étaient eux et seulement eux qui essayaient les pas vers elles.  Ils avaient soif du vieillard aux blessures, ils avaient soif de Layisho et Chaïdana, ils avaient soif des militaires et de leurs emmerdements, ils avaient besoin de l’enfer des autres pour compléter leur propre enfer. Les quarts ou les tiers d’enfer, c’est plus méchant que le néant. La nature ne nous connaît pas- elle ne nous connaît pas. Tout se passe dedans, les autres, c’est notre dedans extérieur, les autres, c’est la prolongation de notre intérieur. Ils arrivèrent à une clairière. N’ayant pas  le soleil pendant deux ans, ils donnèrent à la clairière le nom de Boulang-Outana, ce qui signifie le soleil n’est pas mort.

C’est à cette place que longtemps plus tard, Jean Calcium découvrit la pierre qui gardait la voix et les sons depuis des milliards d’années et put, grâce à une machine par lui inventée, extraire de la pierre qui gardait les sons, l’histoire de trente-neuf civilisations pygmées. C’est à cette  place aussi que Jean Calcium monta sa cinquième fabrique de mouches, qui lui permit de gagner la douzième guerre contre la Katamalanasie et la puissance étrangère qui fournissait les guides. Martial Layisho éleva une hutte au milieu de la clairière, y aménagea deux étagères grossières en guise de lits, mais le froid les obligeait toujours à dormir ensemble, dans l’un ou l’autre lit. Pour éviter de franchir la frontière des choses et tomber dans cette tentation dont le pasteur Dikabane leur parlait si souvent à l’école moyenne protestante, ils dormaient toujours la tête de l’un dans les jambes de l’autre. Ils avaient confectionné des culottes tellement grossières qu’elles leur brûlaient les reins plus qu’elles ne les cachaient.

  • Si on pouvait avoir un enfant, dit Chaïdana un soir, on serait moins seuls.
  • Ferme ta gueule, repondit Martial Layisho.

Elle pleura toute la nuit. Martial Layisho la consola, mais elle pleurait toujours. Très vite ses larmes devinrent pour eux quelque chose comme là-bas, là-bas et les autres : ils pleuraient à tour de rôle. Le soir, en rentrant de la chasse ou de la pêche, Martial disait avec un rire franchement jovial : « C’est le tour de ma sœur. » Elle prenait son tour, pleurant exactement comme ceux qui là-bas perdaient quelqu’un. Le matin était toujours le tour de Martial Layisho. Il pleurait avant de partir à la chasse.

  • Si on pouvait avoir un enfant…
  • Ferme ta gueule. Ferme ton vilain corps de femme

 

 

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François-Ikkiiya ONDAY-AKIERA

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