Le cri silencieux des mers et des déserts

Jeudi 6 Mars 2014 - 19:19

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Les drames de l’immigration ne se sont pas arrêtés avec l’effroyable naufrage de plus de 366 migrants à Lampedusa

Une conférence accueillie par des structures du Vatican, jeudi matin, a rassemblé une centaine de personnes à Rome pour parler d’immigration. Ce thème semble fait pour s’inscrire dans la durée, surtout en Italie où débarquent chaque semaine des centaines de clandestins tentant de joindre l’Eldorado européen. Pourtant, jeudi, pas un des participants : associatifs, ecclésiastiques, diplomates et fonctionnaires d’organisations internationales, n’ont vu le temps passer, tellement le propos était lourd tout en étant classique, la démarche émouvante tout en s’inscrivant dans les formules attendues pour ce genre de rencontres.

« Le voyage de l’Erythrée à l’Europe : nouvelles d’une urgence humanitaire ». Jamais le mot « nouvelles » n’aura autant peu mérité son appellation, tellement les choses sont devenues cycliques. Et tellement les opinions, occidentales et africaines, semblent peu à peu se couler dans ce que le Souverain pontife dénonçait en juin dernier, après une visite historique à Lampedusa, comme une « globalisation de l’indifférence ». Mais il y a de la nouveauté même dans les drames les plus routiniers.

Et l’Erythréenne Alganesh Fessaba, présidente de l’ONG Gandhi, s’est chargée de secouer les consciences pour dire : les choses ne sont pas réglées parce qu’on a mis en terre 366 cercueils de victimes de l’immigration clandestine ; qu’on a observé un deuil ; envoyé en prison pour jugement quelques Lampistes dont on se demande s’ils sont bourreaux ou victimes tellement ils sont les deux, et qu’on a proclamé la journée du 4 octobre (la date du naufrage de Lampedusa – Ndlr),  ‘Journée de l’accueil’. Dans les déserts autour de l’Afrique, les mers vers l’Europe, les savanes et les forêts, des centaines de jeunes tentent désespérément de gagner l’Europe dans une sorte de loterie du désespoir. Ça passe ou ça casse !

Souvent, ça casse. José Angel Oropeza, directeur du Bureau de coordination pour la Méditerranée de l’OIM, Organisation mondiale des migrations, a su trouver la question de tous : que faire ? L’immigration ne se réduit plus au fait de passer les frontières. Elle entre aussi dans un sordide jeu économique mafieux qui fait que, pour pouvoir fuir la pauvreté, il faut être riche et payer. Très cher. Il raconte que son organisation a fait le calcul : à raison de un à trois millions de FCFA par tête, les trafiquants qui ont conduit le vieux rafiot qui s’est abîmé en mer de Sicile faisant les 366 morts devenus emblématiques, ont encaissé un total de… un million d’euros : 655 millions de FCFA ! Pour une traversée sans billet de retour…

Il a expliqué que si les choses avaient été régulièrement organisées, et en prenant en compte toutes les dépenses, y compris l’achat d’un vieux bateau promis à la casse, une telle traversée aurait coûté pour les 500 personnes à bord pas plus de 400.000 euros (262 millions de FCFA environ). L’affaire est donc juteuse. Elle l’est d’autant plus que, ajoute Alganesh Fessaba, photos à l’appui, en sillonnant les déserts (le Sahel ou le Sinaï), il n’est pas rare de tomber aujourd’hui sur un cadavre éviscéré, éventré ou grossièrement cousu, signes d’une activité encore plus sordide et lucrative de trafic d’organes humains. « Les clandestins sont devenus une marchandise à forte valeur ajoutée, négociable comme n’importe quelle marchandise », affirme-t-elle dans un sanglot.

Elle a projeté le fruit de ses investigations : des images saisissantes glacent le sang. Jeunes gens enchaînés dans des maisons de bédouins, squelettiques et semblant âgés de plus 60 ans quand ils n’en ont que 15 ; jeunes femmes aux seins brûlés à la bougie, au sexe tailladé ; jeunes hommes aux jambes coupées (pour les empêcher de fuir)… Et des enfants ! Des enfants à l’infini, accompagnant leurs mères ou, surtout, nés des viols incessants de celles-ci par des passeurs dont le scrupule ne fait que peu de cas de la détresse des autres. Pourquoi ? a-t-elle demandé.

Pourquoi de tels jeunes gens et jeunes filles bravent-ils tant de dangers pour venir mourir sur une plage italienne, être enterrés dans un grossier sac de jute, tomber sous les coups de mitraillettes de garde-frontières qui ne tirent que sur ceux qui ne peuvent payer ? Fessaba a donné des chiffres : 3.000 jeunes Erythréens quittent leur pays tous les mois, et prennent la direction d’Israël (en passant par le Soudan et l’Égypte) ou de l’Italie, ancienne puissance coloniale. Aux abords des pays méditerranéens, ils grossissent les rangs de ces autres centaines de milliers de clandestins africains qui tentent de passer : par le Maroc, la Libye, la Tunisie (rarement) ou l’Égypte.

Lucien Mpama