Regard sur la singularité des modes de gestion des conflits en Afrique de l’Ouest

Vendredi 6 Décembre 2013 - 10:06

Abonnez-vous

  • Augmenter
  • Normal

Current Size: 100%

Version imprimable

Peut-on dégager dans la pratique et les habitudes domestiques de gestion des conflits en Afrique de l’Ouest des éléments récurrents pouvant marquer des spécificités à prendre en compte dans toute intervention dans cette région ? La question paraît en elle-même complexe tant l’Afrique de l’Ouest se présente comme un ensemble divers aussi bien dans sa composition géographique et sociologique que dans son expression politique. Malgré cette diversité, quelques particularités émergent

Fahiraman-Rodrigue KonéLa majorité des pays de cette partie de l’Afrique (tout comme les autres) a connu une expérience coloniale dominée par la présence française (dix pays), anglaise (cinq pays) et portugaise (deux pays). Cependant, l’émergence des pouvoirs de plusieurs États modernes regroupant des entités communautaires et politiques préexistant au fait colonial n’a pas mis fin à la vivacité des pouvoirs traditionnels. Les administrations coloniales ont même dans plusieurs cas négocié leur ancrage avec ces pouvoirs locaux. De même, les dynamiques relationnelles entre groupes communautaires continuent d’exister au-delà des frontières étatiques et se renforcent à mesure que faiblissent les nouveaux pouvoirs. Le système de parenté à plaisanterie qui lie encore aujourd’hui les ethnies et groupes sociaux ouest-africains est, entre autres, un exemple frappant du dynamisme de ces relations transfrontalières.

Toutefois dans la réalité des faits, les pouvoirs étatiques et les nombreux pouvoirs locaux de type communautaires (ethniques, religieux, etc.) ne s’opposent pas forcément. Une négociation permanente et sans cesse réinventée existe entre les acteurs de ces deux pouvoirs pour garantir la sécurité (physique, politique, économique, culturelle, psychologique, etc.) de tous. De ce dialogue et de cette négociation émerge une structure sociale hybride structurant les stratégies d’actions. Nous croyons voir dans cette trame hybride négociée entre ordres anciens et nouveaux la caractéristique particulière des modes de gestion des conflits qu’ils soient au niveau local, à l’échelle nationale ou interétatique. 

Les arbitrages uniques du droit positif ou le recours exclusif à la diplomatie officielle montrent leur limite lorsqu’ils ne s’appuient pas sur les pouvoirs endogènes. L’association de leaders communautaires aux démarches modernes est dans la plupart des cas la garantie du succès des initiatives de gestion des conflits. L’efficacité de ces acteurs repose sur leur capacité unique à encoder les pratiques de négociation, de médiation, de facilitation et souvent d’arbitrage dans une approche culturelle qui fait sens pour les protagonistes.

Cette approche hybride peut se lire dans de nouvelles formes de médiation où les leaders communautaires jouent un rôle de plus en plus accru pour faciliter le rapprochement des protagonistes. L’une des difficultés constatées dans la gestion des conflits en Afrique est souvent le caractère radical des positions campées par les protagonistes. Le fait est que l’identité des protagonistes se confond très rapidement aux intérêts rationnels qui constituent la base objective du conflit. La manipulation des identités primaires par des entrepreneurs politiques pour accroître leur pouvoir en situation de conflit est à l’origine de cette radicalisation des positions. Pour réduire les écarts, le recours à des médiateurs dits « partisans » qui ne sont autres que les leaders communautaires s’avère une stratégie gagnante. 

Les médiateurs partisans ont toujours une relation privilégiée avec les protagonistes du fait des liens culturels qui les rapprochent. Ils ne sont pas neutres aux yeux des protagonistes, justement à cause de leur identité qui est significative. Ainsi, si la dimension identitaire peut s’avérer un amplificateur des conflits, elle est paradoxalement une ressource essentielle que vont investir les leaders communautaires dans la démarche de médiation. Pour ce faire, ils vont puiser dans le complexe répertoire des relations sociales structurées autour de diverses alliances matrimoniales et claniques, d’alliances à plaisanterie, de pactes sociaux historiques et de ressources symboliques pour rapprocher les acteurs. Ce travail d’encodage culturel parle aux acteurs en conflit et tisse progressivement le lieu de terrains communs de négociation. 

Il faut tout de même signaler que l’intervention de ces leaders communautaires n’est pas toujours exclusivement masculine. Il faut citer cette initiative mémorable en 2003 d’un groupe de femmes qui, jouant sur les alliances communautaires transfrontalières et la valeur symbolique de l’image quasi sacrée de la mère procréatrice dans nombre de communautés africaines, ont réussi à rapprocher les présidents d’alors des Républiques de la Sierra Léone, du Libéria et de la Guinée-Conakry. Ces femmes sans mandat officiel ont réussi à faire pression et à ouvrir la voie à des négociations qui se sont concrétisées à Rabat. La Cédéao et l’UA peaufinèrent ensuite ces accords qui mirent fin aux guerres dans cette sous-région. Toutefois la médiation partisane, surtout dans les conflits politiques majeurs, est souvent menée de façon officieuse et discrète. Un chef de village que nous avons rencontré en Côte d’Ivoire a qualifié cette approche de « diplomatie de la case ». Pour lui, le caractère non public permet d’accroître les chances de succès de la démarche.

Cependant, ce syncrétisme des approches de gestion des conflits n’est pas toujours sous le sceau de l’anonymat. Dans les pays francophones de l’Afrique de l’Ouest, où ces pratiques étaient peu reconnues par rapport aux pays de tradition anglaise à cause d’une certaine vision neutre de l’État laïc héritée de l’administration coloniale, les structures de pouvoir traditionnelles sont de plus en plus mobilisées par les acteurs étatiques. La pluralité des comités de gestion des conflits autour de ressources (foncières, minières ou hydriques) où siègent les autorités coutumières et étatiques dans la plupart de ces pays témoigne de ce réalisme croissant pour une gestion et une prévention efficace des conflits. 

Un autre exemple dans la sous-région est celui des solutions de pacification de la frontière ivoiro-libérienne en proie à des violences politiques et criminelles meurtrières depuis plusieurs années. La stratégie de pacification, après être passée par des phases d’actions militaires ponctuées de succès mitigés, a opté pour une mobilisation des solidarités ethniques transfrontalières. Une rencontre de quatre jours, du 16 au 19 octobre 2013, suscitée par les opérations de maintien de la paix de l’ONU dans les deux pays (Onuci et Minul) a regroupé à la frontière un conseil conjoint des chefs traditionnels et de communautés pour impliquer davantage ces leaders dans la stratégie sécuritaire. Les travaux de ces chefs on été entérinés par les deux présidents de ces États lors d’une cérémonie officielle à la frontière, montrant ainsi l’importance du dialogue des initiatives modernes et traditionnelles dans la recherche de la paix en Afrique de l’Ouest.

Fahiraman-Rodrigue Koné

Légendes et crédits photo : 

Fahiraman-Rodrigue Koné, Sociologue, program officer chez Freedom House (Côte d’Ivoire), enseignant au Centre de recherche et d’action pour la paix (Côte d’Ivoire)