Interview. Sara Alonso Gómez : « J’ai senti une grande curiosité et une grande capacité d’adaptation »

Jeudi 4 Août 2022 - 16:02

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Après avoir suivi les artistes sur plusieurs sites la première semaine de Yango, la biennale qui se poursuit à Kinshasa jusqu’au 14 août, l’historienne de l’art nous fait part des impressions du public face aux expositions et performances. Dans cet entretien accordé au Courrier de Kinshasa la veille de son départ laissant place à sa co-commissaire Yala, elle nous partage l'expérience vécue lors de l’événement.

 

 

 

 

 

Les Commissaires Sara et Yala en compagnie du public participant au vernissage du parcours de Bandal, le 17 juillet (DR)Le Courrier de Kinshasa (L.C.K.) : Comment réagissent les gens sur la place publique ? Vous avez été à des lieux très fréquentés, que percevez-vous dans les regards ? De la surprise, du rejet ou plutôt de l’admiration  ?

Sara Alonso Gómez (S.A.G.)  : C’est tout cela à la fois. Nous avons fait face à toutes ces réactions. Nous avons été confrontés à un public nombreux et très hétérogène. Nous avons commencé à conquérir les rues de Kinshasa depuis hier dimanche. Nous avons fait un parcours de quelques kilomètres à Bandal et aujourd’hui nous étions au rond-point Magasin. À chaque fois, les artistes allaient à la recherche du public, les personnes dans la rue qui vivent leur quotidien, se déplaçant d’un point A vers un point B. Les œuvres et les performances ont créé un moment de suspension dans leur vie. Ce moment était extrêmement beau avec toutes ces réactions à la fois. Des gens m’ont approché me demandant si c’était de la sorcellerie ou de la magie ? Ou encore d’autres qui voulaient comprendre ce que cela signifiait car ils disaient ne rien y comprendre.

Donc, il y avait surtout beaucoup de curiosité. J’avoue qu’en aucun moment j’ai senti de la vraie réserve de la part des Kinois. Au contraire, j’ai senti une grande curiosité et une grande capacité d’adaptation aussi parce que cela constitue tout de même un grand défi pour la population de voir des gens habillés de façon assez particulière, différente en tout cas, et en train de faire des gestes qui peuvent sembler plutôt bizarre. Ou encore en portant des choses sur la tête avec des écrits qui renvoient à certains imaginaires. Le cas notamment de la performance de Mega Mingiedi qui portait des reproductions de ses dessins avec des messages forts sur l’éducation au Congo et l’exploitation de la nature avec ses conséquences globales sur l’environnement. Qui plus est, il était à moitié nu, ce qui a porté un passant à dire en lingala, c’est l’homme qui porte la ville sur ses épaules. De plus, c’était beau de voir Mega, alors qu’il appartient à une génération un peu plus âgée, initier ce parcours, la traversée du rond-point dans toutes ses directions. Il a dirigé tout le mouvement des gens qui nous ont suivi jusqu’au centre même de l’exposition.  

L.C.K. : Etait-il possible d’accorder un moment au public ? Avez-vous pu engager des échanges plus poussés avec ceux qui ont suivi le parcours  ?

S.A.G. : Très honnêtement, nous avons eu des échanges extrêmement beaux avec les gens. Certains étaient là jusqu’à la fin et posaient des questions. Nous avons instauré des moments de médiation avec eux. Chaque artiste a présenté sa performance, son travail artistique. Cela a permis de créer un lien très fort avec les gens. Je souhaite et j’encourage vraiment des initiatives semblables parce que les Kinois sont assoiffés, veulent avoir ce genre de moment de suspension dans leur quotidien. Ils vont leur permettre d’imaginer les choses autrement, de se poser des questions et d’avoir des réponses en retour.

L.C.K. : La censure s’impose-t-elle à vous pour ne pas heurter les gens en fonction des lieux où les œuvres sont présentées  ? Pensez-vous que la performance de Mega passerait dans un des sites de Yango comme Fatima sans problème  ?

S.A.G. : Je ne parlerai pas forcément de censure mais plutôt de préjugés. Nous sommes confrontés à des préjugés à la fois individuels et collectifs. C’est le cas pour l’œuvre de l’artiste béninoise Laeïla Adjovi exposée en face de la Plateforme contemporaine. Elle fait tout un travail sur les phénomènes de transfert et de circulation des religions qui existaient dans la période précoloniale en Afrique. Elles existent toujours aujourd’hui et sont stigmatisées dans différentes régions africaines mais ont survécu de l’autre côté de l’Atlantique. Il s’agit notamment d’un travail effectué sur Cuba. Nous avions déjà négocié avec le propriétaire de la parcelle avant d’investir les murs. Les négociations ont été faites avec le propriétaire, la locatrice sans forcément leur montrer les œuvres en essayant de les impliquer dans le processus de l’exposition tout en évitant ce moment complexe de rencontre avec l’œuvre. Lors de l’installation des photos, la locatrice s’exclame : « C’est du Vodou ! Je ne peux pas laisser afficher cela, ce n’est pas possible. Il faut les enlever sinon ils seront arrachés  ». Une discussion s’est engagée jusqu’à la veille du vernissage, l’affichage se faisait le soir pour l’inauguration le lendemain à 16h. L’artiste a été choquée, elle ne s’attendait pas à cette réaction que nous avons jugée légitime. Il faut être à l’écoute des gens, considérer leurs réactions et essayer de comprendre pourquoi ils réagissent de la sorte. Nous avons décidé de laisser les choses se faire, le temps s’écouler pour voir ce qu’il en serait le lendemain. Nous avons pris des photos au cas où les œuvres seraient arrachées. En fait il ne s’est rien produit. Elles sont toujours là et il y a eu une évolution très positive de la part de la locatrice, du propriétaire et même des habitants du quartier. Les passants s’arrêtent, un autre moment de suspension, ils s’y intéressent et lisent les textes. Et, les résidents du quartier mêmes ont ajouté des graffitis autour, personne ne touche les œuvres. Quelqu’un a affiché sa pancarte mentionnant ses offres de service comme électricien. Tout cela me semble d’une beauté extraordinaire. Cela démontre que les gens peuvent évoluer dans leurs préjugés comme dans le cas de la performance d’aujourd’hui.

L.C.K. : Après avoir été sur le terrain, pensez-vous que les artistes parviennent à garder l’esprit de Yango et ont le contrôle face à un public non avisé  ?Sara Alonso Gómez posant dans l’installation du studio photo mobile Mbok’elengi du duo Mukenge/SchellHammer (DR)

S.A.G. : Plusieurs artistes se sont inspirés de cet appel à investir l’espace public et ont fait les choses très rapidement. Nous avons demandé des autorisations pour circuler sur des espaces bien précis sans que personne ne sache vraiment ce qui allait advenir. Les artistes aussi nous ont surpris. Nous avons pu garder le contrôle jusqu’à un certain point mais il y avait aussi un tas de choses que nous ne pouvions pas contrôler. C’était du ressort des artistes. Lors de la performance de Yas et Claudia, certains pensaient que c’était de la sorcellerie, la magie. Ils ne comprenaient pas pourquoi des rituels étaient mis en place avec des bougies et des gestes assez forts. Je leur ai dit de patienter jusqu’à la fin pour poser les questions. Cela a duré quarante minutes et ils ont attendu. Ces rencontres sont des moments qui peuvent changer des perceptions qu’ont les gens de la vie. Je suis sûre qu’ils vont continuer d’en parler. Les retours ont été fabuleux.

L.C.K. : Yango continue après votre départ. Quel a été votre sujet au moment d’émerveillement, le projet le plus marquant de tous à son début  ?

S.A.G. : Mon émerveillement a été de voir la façon dont les artistes ont répondu à l’appel. Cela m’impressionne en tant que commissaire de voir que ce projet imaginé avec Yala évolue avec le temps, la manière dont les artistes se l’approprient et y répondent chacun de manière absolument différente. Cela dépasse le cadre que nous aurions pu imaginer. Je suis surprise et pense que c’est cela le plus touchant. Tous les jours de mon séjour ici à Kinshasa j’ai vécu des moments assez forts grâce aux artistes qui se sont engagés avec nous. Il ne s’agit pas d’un projet en particulier mais c’est plutôt l’énergie, la complicité qui a permis de relever le défi. C’est le sentiment de vivre quelque chose d’insaisissable.

Propos recueillis par Nioni Masela

 

Nioni Masela

Légendes et crédits photo : 

Photo 1 : Les Commissaires Sara et Yala en compagnie du public participant au vernissage du parcours de Bandal, le 17 juillet (DR) Photo 2 : Sara Alonso Gómez posant dans l’installation du studio photo mobile Mbok’elengi du duo Mukenge/SchellHammer (DR)

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