Interview. Isabelle Kabatu : « A Kinshasa, il y a des voix d'une qualité exceptionnelle et des artistes avec une sensibilité musicale époustouflante »

Jeudi 13 Mai 2021 - 15:41

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Isabelle Kabatu est chanteuse d’opéra belgo-congolaise qui a presté sur les plus grandes scènes du monde. Elle va créer un Centre Lyrique à Kinshasa : Opéra Terre d’Orage qui, explique-t-elle, sera une plateforme d'Opéra pour tous les musiciens classiques d' Afrique et du monde. A cet effet, en juin prochain, elle va monter à Kinshasa l’opéra de la Flûte enchantée de Mozart. Pour la soprano, la musique classique et l'opéra ne doivent pas rester une chasse gardée des pays nantis. « Il faut, pour cela, créer une cellule d'enseignement, mais aussi une médiathèque, bibliothèque de partitions et un lieu où peuvent se créer des concerts et des productions d'opéra avec des jeunes artistes », explique-t-elle.

 

Le Courrier de Kinshasa : Comment êtes-vous venue à la musique, et plus particulièrement à l'opéra ? Quels sont les chemins qui vous ont conduit vers le chant?

Isabelle Kabatu : J'étais une enfant très timide et je ne parlais pas. Ma grand-mère, qui m'a élevée, a pensé que ce que je ne pouvais pas dire, je parviendrais à le chanter. Dès l'âge de 5 ans, la musique a occupé la plus grande partie de mon temps. J'ai appris le piano et le violon et je chantais toute la journée. Le père Charles, un franciscain, chargé de notre paroisse, m'a fait participer à la crèche vivante de la célébration de Noël. A six ans, j'ai tenu mon premier "rôle" : celui de l'ange musicien. Vêtue d'une robe de satin, couronnée de papier doré et les ailes parsemées d'étoiles, je chantais des cantiques sacrés. C'est à ce moment que je fis le vœu de chanter toute ma vie.

LCK : Quels ont été vos modèles, les chanteurs que vous aimiez écouter?

IK : Mes modèles sont les artistes qui ont fait du chant un art. Certes, la qualité du timbre m'impressionnait, mais plus encore, c'est leur message musical qui m'importait. Ce qui me plaisait (et me plaît encore) dans les interprètes, c'était quand il parviennent à associer technique vocale, musicalité et jeu d'acteur. Quand j'étais enfant, l'opéra avait une place importante à la télévision. J'ai été marquée par les retransmissions de Maria Callas dans La Tosca,  de Turandot avec  Monserrat Caballé, d'Adriane Lecouvreur avec Mirella Freni ou de Elektra avec Birgit Nilsson. Les jours qui suivaient, inlassablement, je répétais les phrases que j'avais pu mémoriser mais aussi les poses et les gestes.

LCK : Comment avez-vous acquis votre propre technique et votre savoir ?

IK : L'écoute des voix d'opéra me marquait au point que je les imitais.   De sorte que suis parvenue à développer "une" voix, lui donnant, par mimétisme une certaine sonorité . Ensuite, faisant confiance à mon instinct, je me suis tournée vers des professeurs , choisissant toujours ceux  qui avaient chanté à l'opéra ou participé professionnellement à des concerts, je me suis mise en quête de grands maîtres, tels que Jessye Norman et Carlo Bergonzi. Ceux-ci m'ont donné confiance et m'ont encouragée à affronter les œuvres du grand répertoire et à me présenter dans les auditions pour les premiers rôles.  

LCK : Vous avez abordé tous les styles d'être une soprano lyrique, puis une soprano spinto, on trouve assez vite sur votre parcours les grands rôles du répertoire de soprano lirico-spinto (voire dramatique) : de la Traviata à Le Trouvère, Aïda, Attila, Nabucco, Macbeth, Tosca, Manon Lescaut La Forza del Destino, Strauss et Wagner. Pouvez-nous faire un «flash-back » sur les grandes étapes de votre carrière d’artiste et l’évolution de votre voix ?  Comment ce chemin vocal s'est-il développé?

IK : De ma mère européenne, j'ai hérité d'une voix souple et d'une tessiture très étendue allant du sol grave au contre-mi , mais de mon père africain, j'ai hérité d'un tempérament de guerrier. La conciliation n'est pas toujours facile.  J'ai besoin d'exprimer l'amplitude et la passion. J'aime les grands orchestres, les rôles engagés.

Toutefois, au début, j'ai veillé à ne pas me lancer dans des rôles dangereux pour préserver mon instrument. Je me suis limitée à des rôles correspondant à mon âge et à mes capacités techniques. Ces rôles étaient "lyriques": Mimi de la Bohème et la Traviata. Ensuite, pas à pas, j'ai chanté Il Trovatore , Suor Angelica... La voix évoluant avec la scène, j'ai abordé plus tard des rôles dit "lirico spinto" : Aida, Forza del Destino, Tosca, Manon Lescaut et j'ai aussi déduté quelques rôles de Wagner et de Richard Strauss . La vie vous fait traverser tant d'émotions qui sont un réservoir pour l'expression.

Ces dernières années,  voulant affronter des rôles tels Lady Macbeth ou Gioconda, j'ai pris conscience que seule une articulation marquée restituait la vérité du répertoire dramatique. Cela m'a amenée à reconsidérer complètement ma technique vocale.

LCK : Quel a été le rôle le plus important ou le plus aimé que vous ayez joué ? Avec tant de possibilités, quel est le rôle de vos rêves?

IK : Il n'y a pas de rôle que j'ai préféré à d'autres. Apprendre un nouveau rôle demande tellement de temps et d'implication personnelle que si on ne l'aime pas absolument, il vaut mieux ne pas  accepter la proposition. Quant à mes rêves, je ne les caresse que si ils peuvent devenir réalité. Aussi, pour le moment, je me dirige vers des rôles qui s'adaptent à ma maturité, à la couleur de ma voix et surtout à ma capacité à pouvoir les défendre Isolde, Didon des Troyens et le rôle mythique de Turandot.

 

LCK : Pouvez-vous nous parler de vos projets de découverte de nouvelles valeurs vocales, notamment en Afrique? Qu'avez-vous rencontré, en termes de talent, parmi ces jeunes que vous avez entendus là-bas?

IK : La majorité des artistes africains que je rencontre n'ont accès à aucune école. Ils étudient des partitions sur la base de vidéo qu'ils visionnent sur YouTube ou dans le cadre de chorales religieuses. Je les apprécie pour leur sens artistique inné, leur puissance naturelle et une volonté de se hisser à la hauteur des plus grands interprètes. Certes, il s'agit parfois d'un doux rêve, mais je concède, qu'il y a en eux des ressources qui se sont raréfiées dans nos écoles d'art européennes. A Kinshasa, il y a des voix d'une qualité exceptionnelle et des artistes avec une sensibilité musicale époustouflante.  Je n'ai aucun doute que les productions d'opéra que nous y monterons feront sensation pour cette raison  même.

LCK : Vous avez créé le Fonds Opéra Terre d’Orage afin de lancer une école de chant classique à Kinshasa ? Pour quelles raisons et quels sont vos objectifs ? Quelle sera la spécificité de cette école ?

IK : En Afrique francophone, bien qu'il se trouve des talents vocaux, il n'y pas d'espace qui leur soit dédié pour qu'ils puissent s'épanouir, c'est-à-dire perfectionner leur technique et apprendre, découvrir et étudier le répertoire lyrique. Opéra Terre d'Orage pourra être une passerelle pour entrer dans le monde des théâtres internationaux. Il faut pour cela créer une cellule d'enseignement, mais aussi une médiathèque, bibliothèque de partitions et un lieu où peuvent se créer des concerts et des productions d'opéra avec des jeunes artistes.

LCK : Dans le cadre du lancement de cette école, vous prévoyez d’organiser un évènement culturel à Kinshasa. Qu’est-ce qui sera au programme de cet évènement ?

IK : Nous monterons en juin un opéra : La Flûte Enchantée de Mozart avec mise en scène, costumes, vingt-cinq  solistes, un chœur et un petit orchestre, tous Congolais. Nous pourrons ainsi montrer au monde entier qu'il existe un magnifique potentiel. 

LCK : Quelles sont les qualités et les compétences requises pour être un bon chanteur ou une bonne chanteuse lyrique  ?

IK : Au départ, il faut une voix et une aptitude à restituer la musique. Avec cela, une bonne santé, de la discipline, une excellente mémoire et une bonne dose de patience car il ne faut pas précipiter les choses.

LCK : Le chant lyrique est un peu considéré comme étant réservé à une classe sociale nantie. Comment comptez-vous populariser cette discipline au Congo ?

IK : Que du contraire, grâce aux nombreuses chorales,  de nombreux Congolais sont férus d'opéra, surtout l'opéra italien (Verdi , Puccini...). Les grands ouvrages classiques, de même que leurs interprètes (Pavarotti , Maria Callas), sont populaires, peut-être plus encore qu'en Europe, où, là, justement, il est réservé à une élite. Et pour le public qu'il ne le connaîtrait pas, je compte bien aller les chercher dans les écoles, dans les quartiers éloignés du Centre, grâce à toute une équipe d'autobus et à des prix très abordables pour accéder à nos programmes : ciné opéra, concerts et spectacles.  

LCK : Qu’est-ce qui vous motive le plus dans l’exercice de votre travail ?

IK : Ce qui me motive dans mon travail d'artiste, c'est une passion pour la musique et le chant. Ce qui me motive dans ma mission de promotion d'opéra en Afrique, c'est de pallier un sentiment d'injustice : la musique classique et l'opéra ne doivent pas rester une chasse gardée pour les pays nantis. C'est un patrimoine mondial qui appartient à tous.

LCK : Quels sont vos autres projets en République démocratique du Congo ?

IK : Pour le moment en Afrique, je me contente de l'Opéra Terre d'Orage  qui me prend du temps et qui exige une recherche de fonds permanente. Je voudrais en profiter pour faire un appel à toutes les personnes qui se sentent concernées par ce projet et qui auraient les moyens de contribuer à cet effort. J'ai la chance d'être soutenue par la prestigieuse Fondation Roi Baudouin qui peut détaxer les dons, quel que soit le montant de celui-ci.

Biographie d'Isabelle Kabatu

Lauréate de nombreux concours internationaux (Paris, Bilbao, Reine Elisabeth Bruxelles, Clermont-Ferrand, Verviers), Isabelle Kabatu, la soprano belge d'origine africaine, a remporté le premier Prix du prestigieux concours Viotti, à Varallo, Italie en 1994. La même année, elle fait ses débuts en carrière dans le rôle-titre de «La Traviata» à Lisbonne. Elle s'est rapidement imposée sur certaines des plus grandes scènes du monde: La Scala di Milano, Opéra Bastille Paris, Gran Teatre del Liceu Barcelona, ​​Arena di Verona, Teatro Communale Bologna, Semperoper Dresden, Staatsoper Vienna, Teatro Real Madrid et le Bunkamura Tokyo. comme les opéras de Rome, Berlin, Naples, Genève, Liège, Zurich, Hambourg, Moscou, Taipei, Houston, San Francisco, New York, pour n'en citer que quelques-uns.

Son répertoire comprend principalement des héroïnes d'opéra italien (Aïda, Tosca, Il Trovatore, Forza del destino, Manon Lescaut…), allemand (Tannhaüser, Salomé, Der Rosenkavalier…) et français (Le Cid, Thaïs, les Dialogues des Carmélites…). Elle a chanté sous la direction de chefs d'orchestre de renom tels qu' Yves AbelL, Fabio Armiliato, Riccardo Chailly, Bertrand de Billy, Stéphane Denève, Asher Fisch, Daniele Gatti, Fabio Luisi, Ingo Metzmacher, Renato Palumbo, Michel Plasson, Nello Santi, Franz Welser Möst et des metteurs en scène de renom tels que Hugo d'Ana, Robert Carsen, Nicolas Joel, Pier Luigi Pizzi, Andreï Serban, Jaco VAN Dormal, Francesca Zabello et Franco Zeffiralli.

Plus récemment, Isabelle Kabatu a assumé des rôles dramatiques et élargi son répertoire avec Norma, Abigaille dans Nabucco, Lady Macbeth, Gioconda, Didon dans The Trojans et Brünnhilde dans Ring Cycle de Wagner. Parallèlement à sa carrière de chanteuse, Isabelle Kabatu a fondé Da Tempesta, un atelier d'opéra qui vise à promouvoir les jeunes artistes. Cet atelier a jusqu'à présent produit quatorze opéras.

Patrick Ndungidi

Légendes et crédits photo : 

Isabelle Kabatu

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