Adama Ndiaye : « L’Afrique ne va pas juste se développer dans les secteurs de l’agriculture ou minier, la mode va suivre aussi »

Lundi 3 Mars 2014 - 1:15

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Adama Ndiaye, styliste et créatrice de la Black Fashion Week Les Dépêches de Brazzaville : Il y a peu d’entrepreneuriat de la mode sur le continent. Comment stimuler la création d’une industrie de la mode africaine ?
Adama Ndiaye : 
Je ne dirais pas qu’il n’y a pas d’entrepreneuriat de la mode en Afrique, et notamment féminin, je ne suis pas du tout d’accord. Je pense que dans le secteur de la mode, ce n’est pas l’entrepreneuriat qui manque, c’est la distribution qui fait défaut. Du coup, vous ne voyez pas les designers dans les boutiques, que ce soit en Occident ou en Afrique, mais il y a très peu de créatrices qui peuvent comme moi organiser des événements, inviter des gens… Cela représente des budgets, et il faut savoir aller chercher l’argent. Par contre, il y a pas mal de jeunes créatrices ou de jeunes marques qui se créent chaque jour, et ça, c’est de l’entrepreneuriat. Pour que notre industrie soit plus florissante, il nous faut des circuits de distribution fiables, sur lesquels on puisse s’appuyer. Quand on dit que les créateurs africains ne sont pas visibles, c’est parce qu’ils ne sont pas vendus dans des boutiques en Europe ou en Amérique, et même en Afrique. Cela est lié à l’argent qui manque vraiment dans l’industrie de la mode. Les créateurs eux-mêmes ne peuvent pas établir cette industrie, il nous faut des investisseurs ! Une créatrice française comme Isabel Marant est accompagnée par quelqu’un qui a misé sur elle, et tant que nous n’aurons pas cela en Afrique, que l’État, des industriels ou des investisseurs ne miseront pas sur ce secteur, on aura du mal à décoller.

LDB : Comment convaincre les investisseurs que la création culturelle et artistique rapporte de l’argent et d’investir dans la mode ?
Les investisseurs ne misent pas sur la mode, car pour eux ce n’est pas un secteur rentable. Mais il suffit de regarder les industries de la mode partout ailleurs pour se rendre compte que la mode rapporte des millions d’euros. Pourquoi pas en Afrique ? On voit en plus que les modes européennes et américaines se nourrissent de la mode africaine et puisent chez nous des idées, des concepts pour ensuite les mettre au goût du jour et les vendre avec la mode dite ethnique. Cela est la preuve que cette forme de mode peut exister. Et plus généralement « Africa is rising » : le continent est en train de se développer, une nouvelle ère économique s’annonce et ceux qui miseront sur la mode ne s’y tromperont pas. L’Afrique ne va pas juste se développer dans le secteur de l’agriculture ou le secteur minier, la mode va suivre aussi, car c’est tout un ensemble.

LDB : Quel est votre regard sur l’installation des industriels étrangers qui viennent faire fabriquer leurs vêtements en Afrique ?
J’ai un avis assez favorable, même si je pense que cela doit être contrôlé. C’est très bien que l’on s’ouvre et que l’on permette aux Coréens ou aux Suédois par exemple de venir ouvrir des usines ici. Mais ce qu’il faudrait, à mon humble avis, c’est que les concessions qu’on leur octroie soient pour des durées limitées. Qu’on les laisse apporter leur savoir-faire pour que l’on puisse en profiter nous aussi : cela va aider à la formation, au professionnalisme. Mais une fois qu’ils auront atteint une rentabilité voulue, que nous, Africains, nous puissions reprendre ces industries à notre compte. Que l’on ne se retrouve pas dans vingt ans avec des industries étrangères sans que les Africains eux-mêmes puissent en bénéficier. Les délocalisations nous profitent, car elles créent de l’emploi, mais nous n’avons pas seulement besoin de cela, il faut aussi de la formation, afin que l’on puisse prendre exemple sur eux.

LDB : La représentation de la femme dans la mode occidentale qui domine est aux antipodes des canons de la beauté africaine. Quel est votre sentiment par rapport à cela ?
Avec mon organisation, nous essayons quand même d’avoir une représentation de nos canons de beauté. Je prône des femmes minces, mais avec des rondeurs saines. Je n’aime pas les femmes rachitiques ou anorexiques, donc dans nos défilés nous avons des filles qui font du 38, voire du 40, parce qu’elles ont des formes tout en étant minces. L’idée de mettre des femmes vraiment rondes qui font du 44 ou plus, pour moi cela n’est pas encore d’actualité, car si l’on veut s’intégrer à la mondialisation et vendre à l’Europe ou aux États-Unis, ce qui nous manque, il faut suivre certaines règles et leur montrer des choses acceptables pour eux. Il faut avoir ce compromis de filles minces, avec des formes. Je ne préconise pas que l’on mette des filles rondes pour l’instant, car en plus de la couleur ce serait encore un frein à l’achat ou à la validation de notre mode par le marché européen.

LDB : Vous vous êtes investie avec la Black Fashion Week en faveur d’une plus grande présence noire dans la mode. Par ailleurs, il y a eu l’appel lancé en début d’année par les mannequins Iman Bowie et Naomi Campbell en faveur d’une plus forte représentativité des femmes noires dans les défilés. Avez-vous pu voir une petite amélioration depuis ?
Oui, une toute petite amélioration. Bien évidemment, autant aux États-Unis qu’en France les gens comprennent l’importance de la diversité, et je pense que tout le monde n’est pas raciste. On peut dire qu’il y a des gens qui ont pris de mauvaises habitudes. L’appel de Naomi et d’Iman a réveillé quelques consciences, et on a pu voir un peu plus de modèles de couleur.

LDB : Il y a en ce moment en France une campagne du joailler Mauboussin avec le boxeur noir Jean-Marc Mormeck, nouvel ambassadeur de la marque. Est-ce un signe positif ?
Tout à fait ! Comme je l’ai dit, il s’agissait surtout de mimétisme. S’il n’y a pas de racisme derrière, il est assez facile de convaincre. Je pense que des marques comme Mauboussin, ou d’autres, sont la preuve de cette prise de conscience. On a pu voir le couturier Jeremy Scott faire défiler des danseuses non seulement noires, mais également rondes. Un message a été perçu par certaines personnes qui à un moment ou un autre avaient oublié que la mode, c’est aussi des Noirs.

 

Adama Ndiaye est une styliste d’origine sénégalaise née à Kinshasa fondatrice de la marque « Adama Paris ». Elle est la créatrice de la Black Fashion Week. Forte des succès des différentes éditions de la Black Fashion Week à Dakar, Prague, Montréal et Paris, elle va continuer à proposer d’autres éditions dans le monde.

Propos recueillis par Rose-Marie Bouboutou

Légendes et crédits photo : 

Adama Ndiaye, styliste et créatrice de la Black Fashion Week ©DR