Guerre en Ukraine : l’UE craint de perdre l’Afrique selon un rapport confidentiel

Mardi 2 Août 2022 - 14:08

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Alors que l’Union européenne (UE) et l’Afrique sont de plus en plus divisées sur la guerre en Ukraine, les diplomates européens plaident dans un rapport confidentiel en faveur d’une approche plus « transactionnelle » de l’aide étrangère liant le financement des pays africains à leur volonté de travailler  « sur la base de valeurs communes et d’une vision commune ».

Calibrer l’aide de l’Europe en fonction de la position de l’Afrique

Il s’agit d’un document de cinq pages, supervisé par la cheffe de la délégation de l’UE auprès de l’Union africaine (UA), Birgitte Markussen, avec la collaboration des chefs de mission des pays de l’UE à Addis-Abeba, en Ethiopie. Ce rapport a été remis aux diplomates européens à Bruxelles la semaine dernière. Il appelle à « la compréhension et l’empathie pour les défis africains, et la volonté d’aider à trouver des solutions concrètes ».

Le document indique que l’Europe est « la principale victime indirecte de la guerre d’agression en Ukraine », citant « des conséquences dramatiques dans tous les aspects (sécurité, économique, financière, sociale, migration - 7 millions de réfugiés, chômage) ». Il ouvre la possibilité de calibrer l’aide étrangère de l’Europe en fonction de la position de l’Afrique. « En devenant plus transactionnels dans notre approche, nous devrions être clairs sur le fait que la volonté des Européens de maintenir des niveaux plus élevés d’engagement financier dans les pays africains dépendra d’un travail basé sur des valeurs communes et une vision commune », peut-on lire dans le rapport.

« Un moment critique »  pour l’UE

Malgré les milliards d’euros promis à l’Ukraine, l’UE a toujours déclaré publiquement que les pays africains recevraient les mêmes montants d’aide au développement que ceux initialement convenus dans leurs plans par pays 2021-2027. Pour les diplomates, « il est clair que plus la guerre durera longtemps, moins il y aura de ressources ».  Ils abordent notamment la formation militaire, les Droits de tirage spéciaux, la migration - mais une renonciation aux droits de propriété intellectuelle et les besoins énergétiques de l’Afrique se sont avérés les plus controversés. Le rapport appelle à améliorer les messages publics et privés. Il faut dire que  les relations entre l’UE et l’Afrique se sont refroidies ces derniers mois en raison des inquiétudes des dirigeants africains, liées aux sanctions contre la Russie en réponse à la guerre en Ukraine, car elles exacerbent la crise alimentaire mondiale.

Des explications de l’UE qui ne semblent convaincre les dirigeants africains

De hauts responsables de l’UE se sont efforcés de dissiper cette idée.  « Cette crise alimentaire n’est pas causée par les mesures restrictives européennes », a déclaré le chef des Affaires étrangères de l’UE, Josep Borrell, lors d’une réunion du G20 en Indonésie, ainsi que le président français, Emmanuel Macron,  au cours de sa récente tournée africaine, répétant que le secteur agricole russe n’est pas ciblé, et que les sanctions n’interdisent pas l’importation de produits agricoles, ni d’engrais, ni le paiement des exportations russes. Le rapport d’Addis-Abeba montre que ce message ne passe pas. « Les effets des sanctions de l’UE sur les pays tiers doivent être soigneusement évalués par des experts, et les informations factuelles doivent être partagées avec les diplomates », écrivent les diplomates.  

Et de poursuivre: « Il ne suffit pas de dire que  les sanctions de l’UE ne sont pas responsables de la crise alimentaire, nous avons besoin de plus de substance et de LTT plus précises[ lignes à suivre], non seulement sur les sanctions, mais aussi sur les cas où nous avons été accusés de deux poids, deux mesures et sur le fait que plus la guerre prendra du temps, plus nos ressources seront sollicitées ». Des frictions étaient encore plus perceptibles dans le tweet d’un porte-parole du président de la Commission de l’UA, indiquant qu’un accord visant à autoriser l’exportation de céréales depuis les ports de la mer Noire était le résultat d’un appel direct de l’UA, lors de la rencontre avec le président russe, Vladimir Poutine, à Sotchi. Ce à quoi beaucoup n’étaient pas d’accord à l’époque.

L’UE craint que les pays africains s’éloignent davantage de leur position

Le rapport cite la réunion de Sotchi début juin comme faisant partie d’une « tendance qui semble indiquer que l’UA et ses États membres pourraient s’éloigner davantage de notre position [du moins publiquement]. La réputation de l’UE en tant que médiateur, artisan de paix, s’érode en raison de l’assistance militaire de l’Union à l’Ukraine », relève le document, qui poursuit : « En Afrique, l’UE est perçue comme alimentant le conflit, et non comme un facilitateur de paix. De nombreux États membres de l’UA n’identifient pas d’intérêt à prendre parti dans ce qu’ils perçoivent comme un conflit 'Est-Ouest' […] Les héritages coloniaux et postcoloniaux, y compris les liens historiques d’un bon nombre de pays avec l’Union soviétique et par la suite la Russie, influencent fortement les mentalités et les positions, tout comme le double standard occidental perçu. En outre, les AUMS s’inquiètent de la pression russe sur eux ». Les pays africains « appellent donc à une révision des sanctions et des négociations en vue d’une solution politique à la guerre ».

Le rapport décrit comment rendre la sensibilisation de l’UE à l’UA et à ses États membres aux conséquences de la guerre en Ukraine plus « ciblée, audible et efficace. Les partenaires africains ont parfois l’impression que l’UE leur fait la leçon sur les valeurs. Donner des conférences devrait être ‘interdit'. Nous devons plutôt souligner que la défense de nos valeurs est de la plus haute importance, mais aussi reconnaître humblement qu’elle est parfois complexe, c’est-à-dire défendre les valeurs morales contre les intérêts économiques ». Pour les diplomates une attention particulière devrait être accordée aux relations  entre l’Afrique et la Russie, mais aussi avec la Chine.

Un rapport contenant des messages contradictoires et des mises en garde

Mais ce rapport contient parfois des messages contradictoires. Ici on peut lire : « Le siège de l’UE devrait fournir des données claires sur le soutien de l’UE et le poids des relations Europe-Afrique ». Et ailleurs : « Nous devrions transmettre des messages francs pour nous libérer d’être perçus principalement comme un fournisseur d’argent ». Il met aussi  en garde contre « les retombées négatives potentielles d’être perçu comme faisant pression sur les Africains pour qu’ils prennent parti, ou leur prescrivant quoi faire », tout en conseillant plus tard sur la nécessité de « souligner que si l’Afrique a l’ambition de devenir un acteur mondial important, y compris au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, elle doit discuter et prendre position sur les affaires non africaines ». Mais « se concentrer uniquement sur la Russie-Ukraine incitera les Africains à baisser le volume et à cesser de nous écouter », prévient le rapport. Car « s’écouter les uns les autres dans le respect mutuel est ce que font les amis proches et les partenaires stratégiques », poursuit le rapport. « Bien qu’il soit peu probable que les positions de l’UE et de l’UA convergent vers l’Ukraine à ce stade, tous les canaux de communication doivent rester largement ouverts pour favoriser la compréhension et le respect mutuels », concluent les diplomates.

Noël Ndong

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