Interview. Nicole Gesché-Koning : « Former des conservateurs-restaurateurs permet de sensibiliser à l’importance du patrimoine »

Vendredi 30 Mai 2014 - 17:40

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Nicole Gesché-Koning est anthropologue et historienne de l’art de l’université libre de Bruxelles. Après voir passé une grande partie de sa carrière dans l’enseignement et l’éducation dans les musées, elle se consacre depuis une quinzaine d’années à l’enseignement de la conservation-restauration et à la sensibilisation à la conservation-restauration. Dans le cadre du partenariat établi entre l’Académie des Beaux-Arts (ABA) et l’École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre, elle intervient au département conservation-restauration créé au sein de l’ABA

Les Dépêches de Brazzaville : Pourriez-vous nous dire en quoi consiste votre enseignement ?
Nicole Gesché : Je sensibilise les personnes  à l’importance de la conservation-restauration et d’entretenir les œuvres d’art pour éviter de devoir les restaurer. Et pour les restaurer, il faut savoir quels sont les critères à prendre en compte pour ne pas faire d’erreur et respecter l’œuvre dans toute son intégrité.

LDB : Quels sont ces critères ? 
NG : Ils ont varié avec les époques. Aujourd’hui, on se fonde sur la valeur esthétique de l’œuvre et sa valeur historique. Pour l’Afrique, on se fonde encore le plus souvent sur sa valeur d’usage ou encore sa valeur d’ancienneté.

LDB : La RDC compte-t-elle beaucoup d’œuvres à restaurer ?
 NG : Il existe beaucoup d’œuvres à restaurer. Mais le grand problème demeure l’absence d’inventaire du patrimoine. Le premier acte de sauvegarde est d’avoir un inventaire de son patrimoine. D’où la nécessité de réaliser des inventaires par musée, par chefferie, par bibliothèque ou centre d’archives pour avoir une bonne documentation sur laquelle on puisse se baser.

LDB : Quelles sont les grandes théories en conservation-restauration que vous enseignez actuellement aux étudiants de ce département à l’Académie des beaux arts ?
NG : Les trois grandes théories que j’enseigne remontent essentiellement aux années 1960 et proviennent de l’italien Cesare Brandi. Pour lui, seule la matière de l’œuvre peut être restaurée. On peut intervenir sur la matière d’une œuvre mais pas sur l’idée qu’avait l’artiste. On ne peut pas interpréter une œuvre sous prétexte qu’on pensait que l’artiste avait voulu représenter une chose bien précise. La deuxième théorie consiste à restituer l’unité de l’œuvre telle qu’elle était à l’origine mais sans faire de faux historique ou esthétique. La troisième théorie stipule que tout acte de restauration doit être réversible, c’est-à-dire qu’on doit suffisamment documenter ce que l’on fait de manière à ce que si dans 50 ans on estime que l’on a de nouveaux matériaux qui sont meilleurs pour conserver l’œuvre, on puisse enlever ce que l’on a fait sans abîmer l’œuvre.

LDB : Qu’en est-il de la conservation préventive ?
NG : Dans tout ce qui détériore le patrimoine, il y a plus de facteur humain que de facteur naturel.  On ne peut pas empêcher un tremblement de terre d’avoir lieu, une éruption d’un volcan ou encore une inondation. Par contre, on peut éviter qu’une personne ne mette pas de gants pour prendre en mains des œuvres fragiles ou encore empêcher que des gens exposent des œuvres avec une trop forte lumière qui, au fil des jours, fera perdre à l’œuvre sa coloration.    

LDB : Quelle comparaison pourriez-vous établir entre le métier de restaurateur en Afrique et en Europe ?
NG : En Europe, c’est souvent la valeur esthétique d’une œuvre qui a primé. Il a fallu attendre le début du 20e siècle pour que l’on pense également à la valeur historique. Une ruine par exemple n’a plus de sens du point de vue esthétique mais elle est le témoin d’une période historique donc on va la garder. Ainsi, au moment où les masques africains sont arrivés en Europe, ils étaient appréciés grâce à leur côté cubiste. Les conservateurs qui les ont réceptionnés en Europe n’avaient rien à faire avec tous les atours des masques, notamment les raphias et les  perles, donc tout ce qui entourait le masque et qui fait son essence. Vous avez donc en Europe des masques dépourvus de toute leur signification symbolique. Mais en Afrique, le masque conserve toute son intégrité avec tous les atours et c’est beaucoup plus important à conserver. Mais les conditions climatiques ne facilitent pas cette conservation et c’est en général  des masques qui s’abîment par l’usage. Il va donc falloir les conserver de manière à les préserver de l’endommagement. On ne va pas les restaurer mais on va les réparer. Par exemple, on réparera une calebasse plutôt que l’on restaurera car elle détient une valeur symbolique. On ne va cacher cette réparation car le fait qu’elle soit réparée lui donnera une valeur supplémentaire d’ancienneté.  Pour l’Afrique, c’est cette notion de réparation et de conservation de l’usage du patrimoine alors qu’en Europe, c’est souvent une question de conservation d’une valeur esthétique d’une œuvre qui est parfois plus ancienne. 

LDB : Vous avez participé en octobre de l’année dernière à la table ronde sur la place du patrimoine culturel de la République démocratique du Congo sur la liste du patrimoine matériel et immatériel de l'Unesco. En quoi consistait l’appel de Kinshasa lancé lors de ces assises ?
NG : Pour que le monde soit au courant de la valeur du patrimoine d’un pays, l’Unesco a lancé la liste du patrimoine mondial qui est un peu une arme à double tranchant. Car, à partir du moment où vous êtes reconnu comme Patrimoine de l’humanité, vous avez des responsabilités vis-à-vis de ce patrimoine. En 1974, la RDC a été l’un des premiers pays à ratifier la Convention de 1972 sur l’obligation de conserver le patrimoine culturel. Plusieurs sites du patrimoine naturel du pays ont ainsi été classés, notamment le parc de Virunga. Ainsi, la RDC compte aujourd’hui cinq sites naturels classés. Mais ces derniers sont aujourd’hui sur la liste du patrimoine en danger. Une longue présence  sur cette liste entraîne le retrait du pays de la liste du patrimoine mondial. Par contre, aucun bien du patrimoine culturel de la RDC ne se trouve sur la liste du patrimoine mondial. L’appel de Kinshasa avait ainsi pour but de sensibiliser tous les politiques et les responsables du patrimoine de la nécessité de dresser d’abord un inventaire de manière à classer, au niveau national, des œuvres du patrimoine congolais. Une fois classées patrimoines congolais reconnus, ces œuvres font partie de la liste indicative qui leur donne le droit de postuler à être patrimoine de l’humanité. C’est un processus administratif qui prend du temps.

LDB : Vous pensez-avoir été entendue ?
NG : Je le pense car dans cet appel, on a notamment acté la création de cette licence en conservation-restauration. Former des conservateurs-restaurateurs permet de sensibiliser les gens à l’importance patrimoine. Nous avons également établi cinq biens du patrimoine matériel qui devraient être prioritaires notamment le massif de Lovo et le village de Mushenge. Au niveau du patrimoine immatériel, il avait été question de la Rumba congolaise. Pour donner plus de poids, il faudrait le faire en introduction conjointe avec d’autres pays comme le Congo-Brazzaville, l’Angola ou encore Cuba pour vraiment classer la Rumba dans chaque pays avec sa particularité. C’est ce qui est actuellement en planification.

Dani Ndungidi

Légendes et crédits photo : 

Nicole Gesché-Koning